Sans se laisser aller à l’exagération et tout en repoussant les assertions des alarmistes, on doit reconnaître cependant que depuis quelque temps, il se produit une certaine agitation, que l’esprit public se gâte et même qu’une tendance au désaffectionement se manifeste.
Il convient de rechercher sans prévention et sans préoccupation personnelle :
Quelles sont le causes du mal ;
Dans quelle mesure il faut l’attribuer au décret du 24 novembre 1860 et à la crise du 14 novembre 1861 ;
Enfin quel pourrait être le remède.
Les causes du mal sont :
La voie de licence dans laquelle est entrée la presse périodique ;
La vivacité des débats sur l’Adresse au Sénat et au Corps Législatif ;
La publicité de ces débats ;
L’inquiétude répandue sur la situation des finances de l’Empire ;
Le mécontentement des rentiers par suite de la conversion ;
Le mécontentement de quelques populations par suite des impôts nouveaux ;
Le manque de travail attribué au traité de commerce ;
La question religieuse ;
Les menées du Prince Napoléon et de ses adhérents ;
Le manque d’homogénéité du gouvernement et la discorde qui règne parmi les membres du Conseil.
Dans quelle mesure le mal doit-il être attribué au décret du 24 novembre ?
Lorsqu’à Fontainebleau Votre Majesté a bien voulu me parler de ses intentions, je ne lui ai pas dissimulé l’importance qu’avait à mes yeux la faculté accordée aux Grands Corps de discuter et de voter une adresse, en ajoutant, toutefois, que je n’en craignais pas les conséquences.
C’était là, en effet, une bien grande décision ; C’était, il ne faut pas s’y méprendre, un de ces actes les plus graves du règne d l’Empereur ; le pas était assez important par lui-même pour que toute complication fut à éviter. Telle était, d’ailleurs, la pensée de votre Majesté ; car lorsque je lui parlais d’une loi sur la presse, l’Empereur en rejeta l‘idée sans hésitation, admettant tout au plus qu’on pourrait songer à limiter le droit d’avertissement. Cependant la circulaire du Ministre de l’Intérieur qui suivit de quelques jours semblait faire ressortir du décret du 24 novembre un nouvel état de choses pour la presse périodique dont il était aisé de prévoir que les journaux abuseraient, aussi bien que des dispositions que manifestait à leur égard Mr de Persigny. Tout se suit et s’enchaine et un observateur attentif ne pourrait manquer de fixer à la date de cette circulaire le point de départ de l’agitation dont les symptômes vont en s’aggravant.
D’un côté peut-être aurait-il fallu, tout en accordant l’Adresse, se refuser à la publicité des débats par un compte rendu sténographié et je regrette, pour ma part, de ne pas avoir demandé à votre Majesté de laisser, de prime abords au moins, les choses où elles en étaient en ce qui concerne les comptes rendus.
On pouvait espérer toutefois que les débats des chambres seraient moins passionnés et que l’autorité du Président exercée à la fois avec habileté et avec énergie, parviendrait à les circonscrire dans des limites précises. Je pense encore qu’il pourrait en être ainsi.
Quoiqu’il en soit ce n’est pas au décret du 24 novembre, mais à la manière dont il a été exécuté et à des circonstances accessoires qu’il faut s’en prendre.
Quant à la crise du 14 novembre 1861, je persiste humblement à penser qu’il eût été préférable de supprimer les crédits extraordinaires et supplémentaires par un décret révocable que par une disposition organique. Mais quelles que soient les entraves apportées par cette innovation au fonctionnement de la machine gouvernementale, entraves que l’avenir révèlera peut-être, il est certain que, pour le présent, cette innovation n’a sur la situation aucun effet direct. Tout le mal si mal il y a, provient, en ce qui touche la crise du 14 novembre comme pour le décret du 24 novembre de causes accessoires :
D’abord et avant tout du rapport de Mr Fould. Votre Majesté voudra bien se rappeler que je n’avais que trop pressenti les inconvénients de cette publication ; je me reproche seulement de ne pas avoir insisté plus vivement pour que ce rapport ne fût pas inséré au Moniteur. Je trouve mon excuse dans la situation personnelle un peu embarrassante que m’avaient faite les singulières prétentions de Mr Fould. Ce rapport a répandu l’inquiétude, a fait naître des doutes sur l’esprit qui préside à la direction des finances de l’Empire ; en prêtant un point d’appui aux calomnies des partis adverses, il a fait dire que l’Empereur reconnaissait lui-même qu’il avait besoin d’être mis en tutelle et, par-dessus tout, il a affaibli en France et à l’étranger le prestige gouvernemental dont, jusqu’alors, la personne de votre Majesté était entourée.
Toute la fantasmagorie à laquelle on a eu recours pour faire briller la rentrée du Ministre des Finances et dont je ne veux accuser personne, n’était certainement pas de nature à atténuer ce mauvais effet. Les efforts de certains journaux, de certains correspondants et des Boursiers pour élever un piédestal à Mr Fould, ne pouvaient s’effectuer qu’aux dépends de l’Empereur et de son gouvernement dont le passé financier était livré sans merci à la gloriole de celui qu’on proclamait le sauveur de la situation.
Pour se maintenir dans la position qui lui était faite, Mr Fould était forcé de faire la découverte d’un système de nature à satisfaire tout le monde ou bien de se poser comme un réformateur d’abus.
C’est ce dernier parti qu’il a été obligé de prendre, car son système n’avait rien de neuf et loin de satisfaire tout le monde, il mécontentait le plus grand nombre.
Les porteurs du 4 ½ se sont vus avec grand déplaisir obligés de renoncer à une année de revenu pour conserver leurs rentes ; ils accusent le gouvernement des embarras momentanés où cette nécessité les place et ils ne peuvent que condamner un système financier dont ils font les frais.
Il est certain que dans un grand nombre de départements, l’augmentation de l’impôt sur le sel est antipathique et que ceux qui ont intérêt à exploiter la mauvaise humeur des populations contre l’Empire, ne se font pas faute de répéter :
« La République l’avait ôté, l’Empire veut le rétablir ».
Le mécontentement causé par l’augmentation sur le sel, se réunissant au mécontentement tout opposé causé par l’augmentation sur le sucre, constitue une masse d’hostilité qui n’est pas de nature à rendre populaire le nouveau système financier.
Les Protectionnistes trouvent dans les embarras financiers dont on a exagéré l’importance de nouvelles armes contre le traité de commerce auquel ils attribuent le chômage et leurs déclamations en cherchant à exciter les ouvriers contre le gouvernement, grossissent le nombre des mécontents.
La question religieuse bien plus par ceux qui l’exploitent que par elle-même, est aussi un élément d’agitation. Toutefois depuis les explications si nettes et si convaincantes données aux chambres par Mr Billault, les vrais croyants sont rassurés ; le clergé sent la nécessité de calmer les passions qu’il avait imprudemment déchaînées ; la confiance dans les dispositions de l’Empereur pour le saint Siège et la question religieuse devient, de jour en jour davantage, dans les mains des adversaires de l’Empire une arme impuissante.
Le résultat à mon sens le plus fâcheux du décret du 24 novembre, c’est d’avoir donné occasion au Prince Napoléon de déployer son drapeau.
Ce drapeau sans signification et sans valeur sert de point de ralliement aux mécontents aux anarchistes aux Républicains même qui savent que le jour où ils l’emporteraient, rien ne serait plus aisé que d’y substituer le drapeau rouge. Il fallait au Prince Napoléon un programme qui ne fut pas celui de l’Empereur et qui, cependant, ne fut pas celui de la République ; il l’a trouvé : c’est celui de la liberté de la Presse. Par ce programme il espère rallier autour de lui, les libéraux, les journalistes, les écrivains tous les opposants pour lesquels la liberté de la presse est un but, un moyen ou un prétexte. L’éloquence de tribun qu’il a déployée au Sénat, la très malencontreuse idée qui a porté à faire afficher soin discours dans toutes les communes de France, ont merveilleusement servi ses desseins.
P 11 Mr de Persigny, dans cette occasion, s’est trompé. Les intentions de Mr de Persigny sont bonnes, ses vues souvent élevées des idées patriotiques et napoléoniennes ; mais son jugement le trompe quelquefois. Au commencement de son entrée aux affaires, sous l’empire de je ne sais quel mirage, il n’apercevait partout que les partis Bourboniens et fermait les yeux sur le péril réel , celui qui résulte des efforts incessants des Républicains. C’est sous cette préoccupation qqu’oubliant les tendances que le discours du Prince Napoléon accuse si hautement , il n’a été frappé que des passages napoléoniens à opposer à certaines diatribes bourboniennes ; et en le répandant il a travaillé à élever le piédestal dont il est le premier aujourd’hui à comprendre la nécessité de faire descendre le Prince Napoléon.
La conduite de ce Prince, ses propos inconsidérés, les menées de ceux qui font de lui l’instrument de leurs projets, le travail incessant des journaux, des correspondances, des publications de tous genres dont il est le centre, tout cela ne pouvait manquer de contribuer au désordre des esprits.
L’attitude énigmatique qu’il affecte de prendre, ramène parfois à lui jusqu’aux serviteurs de l’Empereur ; les uns viennent y chercher des armes contre les collègues qu’ils jalousent ; les autres, un point d’appui pour ressaisir le pouvoir ou pour s’y maintenir ; le Prince s’efforce de laisser planer une certaine incertitude sur la nature de ses rapports avec Votre Majesté ; il profite de tous les incidents que votre bienveillance lui fournit pour démontrer son influence et pour faire croire à une connexité d’action imaginaire ; et, il faut dire, qu’il y a réussi. Aussi comme votre Majesté le voit, plusieurs de ses Ministres se préoccupent avant tout du soin de se ménager l’appui du Prince. Ils vont ouvertement lui demander conseil et ne croient même pas pouvoir accepter ou refuser un portefeuille sans son autorisation.
Tout cela je le répète est anormal, irrégulier, fait naître la confusion, sème la discorde et porte atteinte au prestige de l’Empereur.
Il n’est certainement pas nécessaire que la solidarité entre les Ministres soit aujourd’hui ce quelle était sous le Gouvernement Parlementaire ; Toutefois, l’absence de toute homogénéité est très regrettable. Sans avoir absolument les mêmes vues sur tous les points de détail, il est indispensable que les Ministres concourant au même but, n’aient pas sur la politique générale des opinions diamétralement opposées et surtout qu’ils ne soient pas animés de sentiments de malveillance les uns envers les autres de nature à les porter à se contrecarrer réciproquement au lieu de se soutenir. Depuis le décret du 24 novembre surtout, une certaine unité dans le conseil est devenue nécessaire.
Dans la situation présente, la réunion des Ministres n’est plus un Conseil où chacun doit apporter sans réserve sa part d’intelligence en vue d’éclairer l’Empereur ; c’est une assemblée où des adversaires sont en présence, se neutralisant mutuellement et ne se préoccupant que d’un avantage ou d’une défaite personnelle; où nul n’ose dire sa pensée de peur de se compromettre, de peur de prêter des armes à ses ennemis, où enfin l’intérêt de la chose publique n’est que secondaire.
Dernièrement, Sire, un de mes amis du Conseil me disait en sortant : « Comment avez-vous pu parler comme vous venez de le faire ? Dans une demi-heure le Palais Royal le saura ; demain ce sera dans l’Indépendance Belge, &, &, et vous vous ferez des ennemis mortels ! » Ce qui m’avait été prédit s’est réalisé ponctuellement. La désunion des Ministres exagérée du reste à plaisir et habilement exploitée par les ennemis de l’Empire, n’est certes pas une des moindres causes de l’état de malaise dans lequel nous sommes, malaise momentané sans doute mais qui pourrait devenir sérieux si on laissait aller les choses sans y porter remède.
Or le remède quel est il ?
Je prie Votre Majesté de me permettre de lui exposer sans détour mon opinion à cet égard.
On ne saurait revenir sur la faculté accordée aux Grands Corps de l’Etat de voter et de discuter une adresse, mais il y a à se préoccuper de la mise en œuvre. Les chambres devraient être présidées avec plus d’autorité plus de fermeté plus d’habileté.
Il est urgent de ramener la presse périodique exactement au point où elle en était avant le 24 novembre. Quels que soient à cet égard la volonté, le mérite, la fermeté du Ministre de l’Intérieur actuel cette tâche, facile pour un autre, est devenue presque impossible pour lui.
Il est indispensable de réglementer la discussion des pétitions au Sénat.
Il ne faut négliger aucune occasion de rectifier soit par les journaux, soit par la tribune les idées erronées répandues par le rapport de Mr Fould sur le passé financier de l’Empire et il est désirable de dégager, autant se faire que peut, la responsabilité de l’Empereur relativement à l’augmentation de l’impôt du sel.
Il faut calmer les passions religieuses en maintenant la question sur le terrain où Mr Billault l’a placée, c'est-à-dire en attendant du temps une solution pour l’affaire de Rome et en évitant de faire naître une crise prématurée. Il est fâcheux qu’un incident secondaire provoqué uniquement par une personnalité remuante ait rappelé l’attention sur la question romaine. Il serait désirable de donner à cet incident une prompte solution, soit en remplaçant les deux Agents par deux autres, soit en concentrant les deux pouvoirs dans les mains d’un Maréchal de France.
Quant au Prince Napoléon il y aurait 2 partis à prendre : ou de le nommer Gouverneur Général de l’Algérie avec ordre formel de s’y rendre et d’y rester ;- ou d’adopter envers lui une ligne de conduite qui pourrait se formuler ainsi : Défense de se mêler de politique directement ou indirectement ; défense jusqu’à nouvel ordre de prendre la parole au Sénat ; interdiction formelle de tout rapport avec les journalistes et les journaux ; tout cela sous peine d’encourir le mécontentement de l’Empereur , mécontentement dont la première conséquence serait l’ordre de quitter Paris.
Le premier parti du reste plus facile à exécuter, est aussi préférable sous tous les rapports.

L’admission des deux Présidents au Conseil des Ministres a produit de mauvais résultats. Le Conseil, déjà trop nombreux par lui-même, avec cette addition n’est plus un Conseil, mais une véritable assemblée. On remarque d’ailleurs que c’est surtout depuis cette adjonction que tout ce qui se dit au-dedans, transpire au dehors. Il faut ajouter à cela que le Président du Corps Législatif est, avec plusieurs des Ministres dans un état d’hostilité presque irréconciliable.
Ce serait déjà un grand pas de fait vers la concorde que d’éliminer du Conseil les Présidents.
Toutefois malgré cette élimination les dispositions réciproques de plusieurs des ministres rendraient encore l’homogénéité bien difficile. Il est donc hors de doute que pour rétablir une certaine unité dans le cabinet il faudrait se décider à des modifications qui en outre pourraient être de nature à donner au Gouvernement plus de consistance, plus de poids et à inspirer, au-dedans comme au dehors, plus de confiance dans la politique de l’Empereur.