Note sur la situation


On ne peut pas dire que l’Empire ait perdu dans les campagnes son prestige et sa popularité. Mais on doit reconnaitre que dans les régions plus élevées où s’élabore l’opinion publique il s’est fait depuis deux ans environ un travail peu favorable. Ce travail se fait sentir dans les conversations, dans la presse, dans l’attitude des partis hostiles. On parle, on écrit, on agit, comme si les assises du régime –actuel- avaient éprouvé une sorte d’affaissement, justifiant à l’égard de sa durée les craintes des uns et les espérances des autres. On entend des mots, des allusions, on aperçoit des audaces de langage tout à fait inconnues depuis dix ans.
La cause de ce changement est difficile à déterminer. Chacun croit la trouver dans le fait qui le frappe le plus suivant sa situation ses intérêts ses préjugés.
Le clergé et le parti catholique l’attribuent à la situation précaire de la papauté.
Les démocrates : à l’occupation de Rome ou à l’expédition du Mexique
Les industriels : au traité de commerce
Les commerçants : à la stagnation des affaires
Les financiers : à la dépréciation persévérante des fonds publics et des valeurs
D’autres aux documents financiers du 14 novembre 1861, aux impôts nouveaux et aux prétendues prodigalités qui les auraient rendus nécessaires.

D’autres enfin au régime inauguré le 24 novembre 1860 et à la liberté rendue à la tribune et à la presse.
Chacune de ces récriminations prises isolément n’aurait pas une grande portée, mais leur ensemble forme un concert de plaintes qui prend les apparences d’un mécontentement général.
Quelqu’injuste qu’il soit il n’en mérite pas moins de fixer l’attention du gouvernement, car de même que quand tout le monde a tort tout le monde a raison, de même quand tout le monde se plaint, tout le monde paraît fondé à se plaindre.
Un point vers lequel toutes les accusations viennent converger c’est ce qu’on appelle l’instabilité du pouvoir. C’est qu’en effet ce qu’on désire le plus en France c’est la stabilité des principes et des institutions ; l’incertitude ne convient à aucun intérêt. On aime que le gouvernement ait foi en lui-même, dans ses résolutions et dans la durée de ses actes. On veut le progrès sans doute, mais le progrès successif, continu, améliorant les choses établies et ne procédant pas par des secousses qui ébranlent la confiance. Le premier empire était devenu synonyme de stabilité en toutes choses et avait ce grand avantage sur le régime parlementaire dont la mobilité était un des principaux griefs de l’opinion.
L’objet de cette note n’est pas de discuter les reproches qui viennent d’être énoncés( ?).
On ne veut s’occuper que de deux points :
Les réformes du 24 novembre1860
Celles du 14 novembre 1861
1° La réforme financière du 14 novembre 1861 par laquelle l’Empereur a abdiqué une partie, jusqu’ici reconnue indispensable de la puissance souveraine, celle d’ouvrir des suppléments de crédits en l’absence des chambres, a produit en France et en Europe la plus profonde impression.
On n’admet pas facilement que le pouvoir s’affaiblisse de sa volonté propre, par pure générosité et sans y être poussé par une nécessité impérieuse. Cette renonciation par elle-même sans être accompagnée d’aucun exposé de motifs, eût été de nature à émouvoir l’opinion et à autoriser les suppositions les plus fâcheuses sur la situation des finances. Placer aux mains des chambres un contrôle qu’elles n’avaient jamais eu n’était-ce pas avérer le besoin d’une sorte de tutelle ?
Mais on n’a pas laissé à l’opinion publique le soin de tirer elle-même ces conséquences ; les explications rendues publiques ont pris le caractère d’un cri de détresse et si une chose est admise comme incontestable en France et à l’étranger c’est qu’on n’a su faire de grandes choses qu’en ruinant les finances de l’état.
Pouvait-il en être autrement ? Un gouvernement qui s’accuse est censé ne pas tout dire, et le mal qu’il avoue prend de bien plus grandes proportions dans l’imagination du public. D’ailleurs deux circonstances aggravantes se sont produites :
En premier lieu l’attitude de la presse prétendue dévouée.
On a vu ce phénomène singulier que les journaux amis du gouvernement semblaient croire lui rendre service en noircissant à plaisir le tableau de nos finances et en récriminant contre le passé du gouvernement de l’Empereur.
Ce qu’il sera difficile de faire croire un jour, c’est que les explications favorables, les chiffres vrais donnés par l’Empereur lui-même à l’ouverture des chambres, n’ont été mis en relief ni à Paris ni dans les départements et sont passés tout à fait inaperçus.
Il n’y a eu d’échos dans la presse que pour les cris d’alarme.
Le second fait concerne les impôts nouveaux
Comment ne pas croire à un péril suprême lorsqu’on a vu l’Empereur si dévoué aux classes pauvres se résigner à les frapper de l’impôt le plus onéreux pour elles et à mettre en jeu sa popularité. A la violence du remède se mesurait l’étendue du mal ; c’était logique !et, chose singulière !chose inouïe dans l’histoire des gouvernements ! Lorsque la vérité a pu se faire jour ; lorsque les éléments si favorables à la situation sont sortis incontestés de la discussion publique, lorsque les adversaires du gouvernement ont été mis au pied du mur et qu’ils se sont vus dans l’impossibilité de relever aucune erreur et d’articuler aucun chiffre à l’appui de leurs attaques ; lorsqu’en un mot la justification du gouvernement de l’Empereur a été claire et péremptoire la presse est restée muette à Paris et dans les départements ; rien n’a été fait pour dissiper les erreurs déplorables de l’opinion, de manière qu’aujourd’hui encore, comme au premier jour, le peuple mécontent répète que c’est lui qui est appelé à faire les frais des prodigalités du gouvernement.
Si une campagne soutenue n’est pas enfin entreprise dans la presse pour vulgariser la vérité, les erreurs admises aujourd’hui prendront la certitude d’une vérité historique et le nouvel empire passera pour n’avoir été pendant 10 ans de son aveu qu’un gouvernement désordonné.

2° Réforme politique du 24 novembre 1860
Cette réforme a consisté :
1° dans le droit donné à la chambre et au Sénat d’exprimer leur avis, dans une adresse sur la politique intérieure et extérieure de l’Empereur
2° Dans la publicité donnée aux débats des 2 chambres
3° Dans la création des ministres sans portefeuille chargés de défendre la politique et les actes du souverain
Cette réforme a pu être considérée comme prématurée mais on ne peut pas dire qu’elle ait causé dans le public autre chose que de la surprise. Mais si elle n’a créé par elle-même aucun mécontentement spécial, elle a donné à tous les griefs vrais ou supposés le moyen de se produire avec éclat et d’agiter les esprits. Dans ce sens, elle a été pour beaucoup dans les changements qui se sont opérés dans l’opinion publique. Ses effets ont encore été aggravés par la tolérance dont la presse a joui, contrairement à la loi et à la constitution, particulièrement au sujet des compte rendus.
Que faire aujourd’hui ? L’opinion qui n’aime pas les brusques changements redoute le mois de novembre
On parle déjà pour cette époque d’un ensemble de mesures qui viendraient encore modifier l’organisation actuelle du gouvernement et qui constituerait une sorte de retour vers le passé.
Au milieu des accusations adressées à l’Empire sur son instabilité, on peut être certain que tout changement sera mal accueilli s’il n’est pas bien justifié par la raison, la justice ou quelque grand intérêt public reconnu.
1° Vote d’une adresse :
On pouvait retarder longtemps encore cette concession il serait très impolitique de la retirer aujourd’hui, ce serait une sorte de coup d’état, mais il est certains abus qu’il serait utile de faire disparaître
La facilité des amendements donne le moyen d’introduire dans la discussion de l’adresse les questions les plus secondaires dont le moindre inconvénient est le temps perdu à les examiner. Cet inconvénient est devenu saillant dans la dernière session. La chambre s’en est préoccupé et une réforme à ce sujet serait bien accueillie.
Autrefois les amendements au projet d’adresse étaient soumis aux mêmes formes que les amendements concernant les projets de loi.
Aujourd’hui à cause de l’intervention du Conseil d’Etat l’assimilation ne pourrait pas être complète mais on arriverait au même but en décidant :
1° qu’aucun amendement ne serait reçu par la commission s’il n’était signé par un assez grand nombre de membres
2° qu’aucun amendement ne serait discuté en séance publique s’il avait contre lui l’unanimité de la commission
2°Compte rendu du Moniteur et des journaux :
Il n’y aurait aucun changement à faire au compte rendu, in extenso, inséré au Moniteur.
Mais le compte rendu abrégé qui est presque aussi long que le compte rendu in extenso, et qui fait parler les orateurs à la première personne sans leur attribuer le texte même de leurs paroles, devrait être ramené aux limites d’un simple résumé, fidèle mais très succinct, facile à lire mais donnant une idée très exacte de la séance.
Les journaux devraient être assujettis à ne publier, sur les débats, rien autre chose que ce résumé ou le compte rendu in extenso.
Les dispositions de la Constitution ont été complètement méconnues.
On est revenu aux comptes rendus arbitraires des anciennes chambres c’est la même passion, la même partialité, les mêmes efforts pour ne montrer au lecteur qu’un côté des questions et de la vérité.
La Constitution est formelle pour interdire ces appréciations individuelles, le sénatus consulte du 24 novembre 1860 n’y a fait aucune dérogation. Car il a été bien entendu dans la discussion. (voir le discours de Mr Baroche) que les journaux n’auraient pas le droit de discuter la discussion, de juger les orateurs ; qu’en un mot ils ne pourraient reproduire que le Moniteur, ou l’analyse officielle, ce qui suffit pour éclairer l’opinion en lui laissant la liberté de son appréciation.
3° Ministres sans portefeuille
La réforme du 24 novembre est caractérisée et personnifiée en quelque sorte dans la création des Ministres sans Portefeuille
L’Empereur ouvrant un débat sur la politique et les actes dont il s’est déclaré personnellement et seul responsable, avait trois partis à prendre :
Ou bien envoyer aux chambres les ministres à portefeuille pour y défendre les actes dont ils avaient été les exécuteurs,
Ou bien considérer l’adresse comme une simple question d’affaires et se contenter du Conseil d’Etat pour les lois ordinaires,
Ou bien se faire représenter par des ministres moins engagés dans l’action que les ministres à portefeuille et d’un autre côté plus initiés à la politique générale que les simples conseillers d’Etat.
Envoyer les ministres à portefeuille à la chambre, c’était incontestablement rentrer dans le régime parlementaire. Peu à peu aux yeux du pays leur responsabilité se serait substituée à celle du chef de l’Etat ils auraient été censé défendre bien plus leurs actes que ceux du souverain. De là les crises ministérielles en cas d’échec.
Envoyer de simples conseillers d’Etat n’ayant eu aucune part aux délibérations du Conseil des Ministres restés complètement étrangers à la marche générale des affaires et ne plaidant que sur dossiers pour soutenir des opinions de commande, c’était affaiblir la défense et entreprendre une lutte inégale.
C’est ce que l’Empereur a pensé en instituant des ministres sans Portefeuille aussi dégagés de toute responsabilité personnelle que les conseillers d’Etat et ayant cependant par leur immixtion dans le conseil et leur rapprochement du chef de l’Etat la même autorité que les ministres.
Cette institution ne paraissait pas être destiné à réussir, c’est une innovation sans précédent, elle est tout à fait propre à ce régime intermédiaire inauguré par l’Empereur le 24 9bre, et qui a pour but de se maintenir à une égale distance du régime absolu et du régime parlementaire.
Le nom seul de ministre sans Portefeuille choquant les oreilles, on ne croyait pas qu’elles pourraient s’y accoutumer. Deux années d’expérience ont justifié les prévisions de l’Empereur, le nom est accepté et la chose a réussi.
Les luttes ont été aussi vives qu’autrefois, le gouvernement s’en est tiré à son avantage et il n’est venu à l’idée de personne d’engager des questions de cabinet ; ce que l’Empereur voulait a donc été obtenu.
On ne pourrait sortir de cette situation que pour aller en avant c’est à dire à la responsabilité ministérielle or, la partie censée du public ne le demande pas ; ou pour revenir en arrière c'est-à-dire aux simples questions d’affaires et à la suppression des ministres sans Portefeuille ce serait justifier le reproche d’instabilité adressé au gouvernement.

Conseil d’Etat

Le Conseil d’Etat fonctionne depuis onze ans. Dans son double rôle administratif et législatif il a rendu d’incontestables services dont le pays lui sait gré ; il ne faudrait toucher à son organisation qu’avec la certitude de l’améliorer
Les journaux étrangers ont parlé d’un projet qui consisterait à diviser la présidence et à l’éloigner du
Conseil des Ministres.
Diviser la présidence serait-ce une idée pratique capable de résister à l’épreuve de quelques mois ! La direction d’un grand corps, chargé comme celui là d’attributions si multiples, doit avoir de l’unité pour pouvoir fonctionner régulièrement.
Le plus fréquent reproche qu’on ait entendu adresser au Conseil d’Etat est celui de ne pas s’identifier assez avec le gouvernement et de faire trop souvent obstacle aux projets ministériels. Mais si quelque chose a pu tempérer ces tendances c’est certainement le trait d’union établi par le moyen du Président entre le Conseil des ministres et le conseil d’Etat.
Combien de fois les impressions reçues dans le Conseil des Ministres et transmises au Conseil d’Etat n’ont-elles pas modifié dans ce dernier conseil les opinions et les votes.
Exclure la présidence du Conseil d’Etat du Conseil des ministres serait certainement aggraver le mal au lieu de le corriger. On ne fera jamais rien de parfait ; et pour supprimer quelques abus de détail faudrait-il s’exposer à l’inconvénient bien plus sérieux de porter atteinte à l’une des créations de l’Empire qui ont le mieux réussi.

Conseil Privé

Le Conseil privé n’a aucune attribution définie, aucun rôle actif, et aucune responsabilité. Les 100000 francs attribués à chacun de ses membres n’ayant pas d’autre emploi, ne paraissent pas proportionnés à l’importance de la fonction.
Quoiqu’on fasse pour donner au Conseil privé un semblant d’exercice on persuadera difficilement le public de son utilité permanente. Excepté pour des cas très rares, il paraîtra toujours plus ou moins faire double emploi avec le Conseil des ministres et constituer dans la machine gouvernementale un rouage superflu.
Sous le premier empire (article 57 de la Constitution de l’An X) le Conseil privé n’avait pas d’existence propre et permanente, chaque fois que le chef de l’Etat voulait s’entourer de lumières spéciales particulièrement pour des questions constitutionnelles, il désignait les personnes qui devaient constituer le Conseil privé. La Constitution se bornait à indiquer les catégories dans lesquelles le choix devait être fait savoir : les consuls (et plus tard les grands dignitaires) deux sénateurs deux conseillers d’Etat deux grands officiers de la Légion d’honneur. Etre membre du Conseil privé n’était donc pas exercer une fonction spéciale rétribuée. Le roi Louis XVIII par une ordonnance du 19 septembre 1815 donna à son conseil privé un autre caractère ce conseil qui ne devait également se réunir que sur convocation spéciale, se composait de tous les ministres à portefeuille et de 13 ministres d’Etat désignés dans l’ordonnance même .Ces ministres d’Etat recevaient comme membres du Conseil Privé un traitement de 20000 francs par an ; on est porté à croire que cette institution avait pour but principal de faire une situation honorable à quelques grands fonctionnaires momentanément éloignés du ministère actif.
Ne serait-ce pas là en effet sinon le seul au moins le plus sensible avantage d’un conseil privé permanent et rétribué. Sous tous les gouvernements les questions de personnes jouent un grand rôle. Un souverain juste et qui ne veut pas décourager le dévouement se résigne difficilement à briser l’existence des hommes qui l’ont bien servi, et cette difficulté fait quelque fois obstacle à des combinaisons utiles à sa politique. Il est dès lors, avantageux pour lui d’avoir pour ces hommes dont le nombre n’est jamais bien grand un moyen de roulement dans une sorte de cadre de réserve.
Dans cet ordre d’idées au lieu d’augmenter le traitement des membres du Conseil privé ce qui serait aller au rebours du mouvement de l’opinion fortement éveillé sur les traitements ne serait-il pas plus logique plus utile, de le diminuer pour augmenter le nombre des places. Soixante dix mille frs attribués à chaque membre soit avec la dotation du Sénat 100000 frs serait une position suffisamment large pour lever les scrupules de l’Empereur et donner toute liberté à ses combinaisons.

 

Pétitions au Sénat
Depuis que la publicité a été donnée aux délibérations du Sénat, le nombre des pétitions s’est accru d’une manière considérable.
Tout le monde est frappé de l’abus des pétitions insignifiantes ou peu convenables.
Il serait très facile de remédier à cet abus. Il suffirait de considérer la commission chargée de les examiner comme étant une sorte de chambre des requêtes, ayant le droit d’éliminer celles qui lui paraîtraient indignes d’un débat public. La force des choses conduira naturellement à faire quelque chose d’analogue.
Mais la véritable difficulté n’est pas là ; ce sont les pétitions pour inconstitutionnalité des actes du souverain qui méritent surtout une attention sérieuse.
Les idées qu’on s’est formé même dans le sein du Sénat sur la compétence de ce grand corps sont pleines de danger.
Si ces idées finissaient par prévaloir comme elles ont été sur le point de le faire en quelques occasions, le pouvoir exécutif serait absolument subordonné au Sénat qui pour une raison ou un prétexte aurait toujours le moyen d’annuler ses actes en s’appuyant sur les faits quand le droit lui ferait défaut.
Les discours prononcés récemment dans l’affaire des sources de la Dhuis manifestent clairement ces tendances.
Ici le remède est difficile mais un moment viendra où le danger paraîtra si grand où le principe de la séparation des pouvoirs sera tellement compromis, qu’on sentira la nécessité de déterminer avec plus de précision les cas où la nullité des actes du souverain pourra être prononcée par le Sénat

Conclusion

Note : la conclusion a été barrée