Etiolles, le 20 juillet

Mon cher Magne,

Vous avez reçu ma lettre du 26 Juin; tout est donc en règle.

Il m'est difficile d'entrer par écrit dans beaucoup plus de détails sur la crise que je ne l'ai fait dans ma lettre du 26. D'ailleurs, à parler bien franchement, je suis encore à me rendre compte des véritables causes ; elles échappent à ma perspicacité!

Pourquoi avoir mis à la place de ce brave Rouland cet espèce d'universitaire à bonnet rouge dont les débuts n'ont que trop d'analogie avec les ministres improvisés de 1848 ? Pourquoi avoir remplacé Delangle qu'on honorait d'une parfaite indifférence par Baroche qu'on aimait guère, ce dernier ayant le Conseil privé comme fiche de consolation et l'autre n'ayant rien du tout ?

Pourquoi Boudet enfin? A tout cela je réponds : je n'en sais rien. La rue de Rivoli est loin d'être satisfaite de l'élévation de Billault, et un peu ébouriffée du triomphe subit auquel elle était loin de s'attendre. Fould et Morny sont comme l'homme de la nature qui se défie quand il ne comprend pas et ils en sont aussi à ne pas comprendre. L'avenir, sans doute, se chargera de donner le mot de toute cette énigme si toutefois il ne nous en prépare pas d'autres plus difficiles encore à deviner.

Quant à moi je me félicite d'être sorti de ce grenier à coups de poings et j'attends très patiemment que le soleil se lève sur un nouvel horizon où ma vue ne sera pas obstruée par les profils allongés des grands hommes qui semblent nous avoir été préférés.

La Pologne est aujourd'hui la principale question à l'ordre du jour ; les réponses de la Russie sont insolentes. Qu'en dira-t-on à Londres? Qu'en dira-t-on à Vienne ? Qu'en dira-t-on surtout à Vichy ? Il faudra prendre un parti : ou bien rengainer purement et simplement en attendant une autre occasion ou bien aller de l'avant, et aller de l'avant sans tirer le canon est devenu impossible. Si nous nous trouvions tout à coup en pleine guerre, que ferait notre ami de la rue de Rivoli ? Quelqu'un qui le connaît à fond m'assurait hier qu'il ferait l'emprunt sans crier gare !!

Je ne crois pas qu'il y ait de session avant le mois de novembre. On prépare une rude campagne sur la vérification des pouvoirs. Quel sera le champion ? Sera-ce Rouher, sera-ce Billault ? On a peut-être bien fait Thuillier président de section pour épargner aux deux grands orateurs le soin de tirer les marrons du feu.

Nous allons passer le mois d'août à Dieppe ; nous reviendrons ensuite à Etiolles d'où nous ne bougerons plus.

Mille amitiés.

 

A. Walewski