[En tête : La Grotte, Saint-Germain-en-Laye]

 6 juin

 

Mon cher Magne,

Nous sommes ici depuis huit jours, allant à Paris aussi peu que possible et voyant peu de monde.

J'ai cependant assisté hier au grand dîner pour le roi de Prusse; j'en avais refusé deux on a trouvé qu'il me fallait accepter le troisième !

 Tout le monde y était : ministres, membres du conseil privé et maréchaux ; j'ai regretté votre absence. Ma femme s'en était dispensée n'ayant pas de gîte à Paris pas même le plus petit pied-à-terre. On me refuse la résiliation du bail de mon hôtel numéro 32. Je suis donc à la recherche d'un appartement et je ne trouve rien.

Il m'a semblé que bien des convives étaient étonnés de me voir ; la domesticité à … bradés m'a reçu fraîchement ; mais pour le reste, sauf le premier ministre et son illustre acolyte que j'ai fait semblant de ne pas voir, tout le monde a été cordial et empressé.

Je vous citerai Baroche et Vuitry entre autres! Le roi est venu à moi le plus amicalement du monde et m'a fait un accueil exceptionnel.

Persigny est triste mais résigné, il attend! Drouyn de Lhuys fait bonne mine à mauvais jeu il voudrait …. ; de même Fould ; Randon se tourmente des bruits absurdes répandus sur son compte, Niel malade, Fleury plein d'espérances, Forcade heureux et excellent comme les gens heureux, Duruy inquiet. Quant aux puissants du jour, ils se pavanaient couverts de leurs cordons jaunes et semblaient disposés à recevoir en bons princes et avec modestie les compliments qu'on oublie de leur adresser.

Quant aux maîtres de la maison !!... Je me tais ....

Un homme de bon sens me disait que le mot de la situation, c'est enivrement ; cela rime avec aveuglement.

Nous sommes dans un entracte ; tout le monde s'accorde sur ce point ; seulement les uns croient la pièce finie et s'attendent à voir, au lever du rideau, un nouvel ouvrage ; les autres pensent que nous n'en sommes qu'au deuxième acte et fort loin du dénouement.

Qui a raison ? Je vous le laisse à décider.

Toutefois, toujours mon homme de bon sens ajoutait : il y a des gens qui savent se faire attribuer tout le bien et se désolidariser du mal, ceux là affirment qu'ils ont sauvé la France une fois de plus et que si de nouveaux périls se manifestent ils s'en lavent les mains, pouvant et devant se reposer sur leurs lauriers.

Au milieu de tout cela que devient le pauvre Conseil privé? Il est bien mis de côté, relégué dans les souvenirs du passé, son avenir est bien compromis, les deux puissants du jour n'en sont pas !! Et non contents d'avoir réduit sa frêle existence, ils ne rêvent que de le faire passer à l'état de sinécure avouée, sachant que dans ces temps-ci les sinécures vivent peu!

Quant à moi je n'aspire qu'à retourner le plus tôt possible à Evian pour y passer tranquillement mon été, et mon automne loin des tracas, loin des intrigues, loin des envieux et surtout loin de la sottise boursouflée. Quelques fois il me vient l'idée de m'éloigner pour longtemps en reprenant mon ancien métier : Rome, Florence, Vienne. Cependant si je trouvais à me bien caser à Paris et pas trop chèrement c'est encore après tout ce que je préférerais. Ah !  si on pouvait n'avoir besoin de rien ni de personne ; une petite indépendance de fortune et regarder passer les événements par la fenêtre, ce serait bien amusant, on rirait bien de voir les masques tomber et les choses rentrer dans les voies de la raison du bon sens et surtout de la justice.

Car c'est une bien grande jouissance que d'assister, désintéressé, au triomphe du bon et du vrai et à la chute du charlatanisme et de l'imposture!

En voilà bien long mon cher Magne mais c'est Saint-Germain qui parle à Michel Montaigne et ils ont tout le temps l'un et l'autre de gloser et de divaguer.

Venez-vous et quand? Je regretterais de vous manquer ; dites-moi donc vos projets, je tenterai d'y adapter les miens.

... s'efforce de faire merveille et s'il voulait un peu moins parler il ne ferait pas mal, mais ses efforts sont impuissants à rétablir une concorde que les ministres ont tout fait pour détruire, guidés par la maxime diviser pour régner.

Un député me disait hier : «Quand vous étiez président il y avait deux courants dans la majorité, aujourd'hui il y en a douze » ! La chambre en a jusqu'au dix août au moins.

Ce même député ajoutait, peut être était-ce pour me faire plaisir : « Rouher s'use tous les jours davantage, la majorité commence à en avoir par dessus la tête».

Aussi ... se prépare-t-il à entrer en lice!!!

Adieu mille amitiés sincères.

A. W.