Ce 2 octobre 1840

Dobruchow près Breszow

Votre souvenir si affectueux, votre lettre si amicale, m'ont fait éprouver, un de ces plaisirs du cœur, qui sont bien rares dans la vie. Immédiatement après l'avoir reçue, cette bonne lettre, j'aurais dû, j'aurais voulu, vous dire toute la reconnaissance, toute la joie, avec laquelle elle fût accueillie. Mais ayant appris par les journaux votre départ pour Alexandrie, j'ai mieux aimé attendre, et je me suis dit, il faut que mon amitié, se trouve à point nommé sur le seuil de sa maison, qu'elle le surprenne à son retour, qu'elle essuie la poussière de ses pieds, et la sueur de son front, après une course si lointaine, si laborieuse, et dont dépendaient peut être les destinées des Etats. Vous avez donc été faire une visite au vieux Pacha, et comme les anciens ambassadeurs Romains, vous avez porté, dans les pans de votre manteau, la paix et la guerre. On prétend que c'est une branche d'olivier, que vous rapportez en France. Comment est-elle faite, cette branche d'olivier, ne séchera-t-elle pas vite, et ne pourriez-vous pas m'en envoyer une petite feuille. Mais je vous entends crier “... ... profanis”. Pardon mille fois pardon, d'avoir osé arrêter un regard indiscret, et profane, sur ce temple d'Isis, dont vous êtes un des prêtres. D'avoir voulu pénétrer ces mystères d'Eleusis, auxquels vous êtes initié, et dont le vulgaire doit être écarté. Et d'ailleurs que m'importe le sultan, ou le vice-roi (qui dit-on vient de mourir) puis-je m'y intéresser en vous écrivant. Puis-je vous parler d'autre chose, que de notre vieille amitié, et de la fidélité de la mienne.

Je n'ai de question à vous adresser, que sur votre propre compte, sur votre existence actuelle, sur les espérances de votre avenir. Je n'ai à vous raconter, qu'une vie retirée, silencieuse, obscure, qui n'est heureuse, que par les affections qui la remplissent, et par la modération de nos désirs. Vous m'avez écrit mon bon ami, dans un moment de découragement, qui ne m'a guère étonné, car je n'ignore point qu'il y a des jours, où les âmes les plus actives, et les plus ardentes, se sentent excédées de lassitude, et soupirent après le calme. Vous m'avez parlé en marin consommé, de cette mer orageuse, sur laquelle vous avez lancé votre nacelle, et qui est pleine de récifs, de monstres, et de reptiles. Vos paroles ont toute l'autorité de l'expérience. Le tableau que vous en avez tracé, avec une main de maître, ôterait au plus intrépide, l'envie de confier sa fortune aux vagues de cet océan perfide. Et certes, la célébrité et la gloire sont autre chose, que le bonheur qui n'aime à s'asseoir qu'au foyer domestique. Sous mon humble toit de Piotrowice ( ?), je suis heureux d'avoir à soigner les vieux ans de mes parents, heureux de la tendre affection de ma femme, et des espérances que mes deux enfants Stas et Marie font naître dans mon cœur de père. Me voyant entouré de toutes ces joies de famille si simples, et si modestes, je suis loin, d'envier au monde, ses prospérités, ses plaisirs et ses agitations fiévreuses. Mais je ne peux pas vous cacher, que comme il y a des moments où vous désirez le repos, il y a des heures où je me sens pris d'une inquiétude interne car enfin il faut avouer que la vie n'est point complète, quand elle n'est renfermée que dans le cercle des devoirs privés. Notre âme, comme nos poumons, a besoin de respirer quelquefois le grand air. Et puis il y a lutte maintenant. Nous vivons à une époque où l'humanité est militante où chaque homme doit être prêt à combattre. Et bien nous autres nous éprouvons le sentiment de ces soldats qui font le service de caserne pendant que leurs compagnons d'armes combattent, versent leur sang à gros flots, et se couvrent de gloire. Nous menons une vie de reclus, et les couvents ne sont plus une institution de ce siècle. Et il ne serait pas bon aujourd'hui de se faire moine ou anachorète. Ce que je vous dis là, n'est point un regret d'ambition, ou d'amour propre, mais c'est celui que nous fait éprouver l'impuissance dont nous nous sentons frappés dans l'accomplissement de nos devoirs. Il est cependant consolant de songer que la vie de famille “inter privats pariets” peut servir de préparation à tout autre genre de vie. Mon père, qui a appris à penser à l'école de Tacite a dit quelque part “............”. Ainsi en tâchant de remplir avec piété, tous les devoirs attachés à mon bonheur domestique, je ne crois pas mal faire et j'espère que votre amitié m'approuvera. Je viens de vous faire une citation polonaise pour vous éprouver pour voir si vous pourrez la comprendre. Mais non, vous n'avez renoncé ni à votre langue ni à votre pauvre pays. Vous vous souvenez de vos anciens amis, de votre retraite de Walewice, vous n'avez pas oublié la Pologne, car un cœur bien placé, un cœur tel que le vôtre, ne saurait oublier les malheureux. Mon existence comme je vous l'ai déjà dit s'écoule sans bruit à l'ombre de mes arbres de Piotrowice. Ayant à régir ici en Galicie une propriété à ma femme j'y viens deux fois dans l'année, pour y passer quelques mois. Je suis père de deux enfants et je réclame pour eux l'intérêt de votre amitié. Mes parents demeurent avec nous. Mon père conserve toute sa fraîcheur, et toute la verdeur de son esprit et de son talent. Vous lirez peut être un jour le poème historique qu'il a entrepris dont Etienne Czarniecki est le héros, et dont la délivrance de la Pologne de l'invasion des suédois forme le sujet. Vous y trouverez des beautés de premier ordre, et bien des touchantes allusions. Avez-vous lu ses géorgiques ? C'est peut être le dernier ouvrage polonais où respire encore le parfum classique. Je ne vais à Varsovie qu'une fois par an au marché des laines. Cette ville aux mille bassesses n'est plus à reconnaître. Et je dirai comme Horace “Je ne la connais plus”. Mais je vous connais mon bon ami, et la tendre affection que je vous ai toujours portée n'a souffert ni des atteintes du temps, ni de celle de l'absence. Croyez que mes vœux accompagnent toujours et partout votre fortune et que chacune de vos joies comme chacune de vos douleurs trouvera un retentissement dans mon cœur. Adieu. J'ignore si mon cousin Jean s'est présenté chez vous. Je ne doute pas de l'accueil obligeant que vous voudrez bien lui faire et je vous prie de l'aider de vos conseils. Je pars d'ici le 20 octobre pour revenir auprès de mon père à Piotrowice. Si jamais vous voulez me faire l'aumône d'un mot d'amitié, servez-vous d'une de mes adresses

….. Cracovie. - Breszow à Dobruchow.- ou bien par ….Varsovie Lublin à Piotrowice

Adieu mon bon ami on m'a promis de me faire venir votre pièce je l'attends avec impatience.