18 août 1861

Monsieur le Comte,

On va toujours avec confiance vers les nobles cœurs. Les formes ne sont que pour les petits esprits et je vous sais, Monsieur le Comte, plus grand encore par le cœur et par l'esprit que par votre haute position.

Polonaise, j'ai eu jadis l'honneur d'être votre compatriote. Française aujourd'hui, je le suis encore par ma patrie adoptive. A ces deux titres, j'en ai encore un que j'aime faire valoir, est que ma famille en Pologne est alliée à la vôtre. Tous ces motifs réunis m'encouragent à vous parler avec confiance.

Mon mari, Jules Lacroix, est un homme généralement honoré et estimé et, je crois pouvoir dire qu'il n'a pas un ennemi. C'est un littérateur distingué et apprécié, qui vit dans la retraite et consacre tout son temps à des études sérieuses. Il vient d'avoir deux grands succès. Le premier par la traduction d'Œdipe Roi de Sophocle, joué au Français. Le second dans un drame, la jeunesse de Louis XI, à la porte Saint Martin.

Œdipe Roi vient d'être repris au Français et la presse a été unanime pour constater la perfection de cette traduction du chef d'œuvre grec. De l'avis de tous, Jules Lacroix méritait une marque d'approbation de la part du gouvernement mais au lieu de cela il est l'objet d'une injustice si persévérante et si systématique qu'il ne sait ni le comprendre ni l'expliquer.

Il est décoré depuis douze ans de la croix de chevalier que Monsieur de Salvandy, alors ministre de l'instruction publique, lui a donnée comme récompense pour sa traduction de Juvénal et de Perse, ouvrages couronnés par l'Académie.

Monsieur Camille Doucet lui avait fait espérer l'année dernière la croix d'officier mais Monsieur Fould n'a jamais aimé la littérature sérieuse et il n'est pas ... que le nom de Monsieur Jules Lacroix ne se soit pas trouvé sur la liste présentée à Sa Majesté.

Aujourd'hui c'est tout différent. Vous êtes notre mécène, Monsieur le Comte, vous aimez et protégez la grande littérature qui, hélas !, s'en va peu à peu pour ne pas récompenser ce talent modeste mais incontestable il faut un motif ignoré. Quelle est donc la calomnie, qu'elle est la malveillance qui place ainsi Jules Lacroix en dehors de cette protection à laquelle il a tous les droits? Il n'appartient à aucune coterie politique, il aime la France et par conséquent tout gouvernement qui lui apporte de la gloire et du bien-être, il ne vit que pour la science et la littérature, plaçant le bonheur dans son intérieur. En quoi donc a-t-il démérité ? Pardonnez-moi, Monsieur le Comte, d'oser vous le demander franchement, daignez réparer l'oubli qu'il vient encore de subir et agréez l'expression de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être Monsieur le Comte votre obéissante servante.