Parti de Varsovie le 3 mars dernier, j'ai été aussi surpris que profondément ému de trouver à mon arrivée en France tous les esprits consternés des prétendus désastres de la Pologne. Convaincu que les journaux français ont été indignement trompés dans les rapports qu'on leur a faits sur la situation de notre pays, je vous envoie le bulletin officiel de la bataille qui a eu lieu de 28 février dans les plaines de Grochow. Le récit en est simple et exact ; il porte ce caractère de franchise et de vérité qui sera la base des actes du gouvernement de Pologne.

Il nous a été impossible de vous faire parvenir plus tôt des détails officiels : la Prusse et l'Autriche, tout en affectant une prétendue neutralité, interceptent nos communications, arrêtent non seulement nos fonds publics, mais aussi ceux des particuliers. Les puissances ont même des agents à Breslaw et à Berlin, qui mettent à la disposition de la Russie ceux de nos compatriotes que leurs affaires conduisent dans ces pays. Sans entrer dans les détails que je pourrais donner à cet égard, je m'empresse de vous faire connaître la véritable situation de la Pologne.

Depuis le commencement de la campagne, il entrait dans le plan de nos généraux de concentrer leurs forces sur le point où celles des russes se trouveraient rassemblées, en couvrant toujours Varsovie et la Vistule. A mesure que nous apprenions qu'un corps russe s'avançait, nous l'arrêtions jusqu'à ce que les autres fussent sur une même ligne ; alors nous nous retirions lentement en diminuant la longueur de notre ligne ayant soin que nos forces aussi fussent sur une seule ligne. On sait le sort de la brigade commandée par le Général Kr…s, qui s'étant aventurée à passer la Vistule pour nous couper, fut culbutée, repassa le fleuve au plus vite, après avoir perdu environ mille hommes et 29 pièces des canons.

Nous n'avons jamais été forcés à la retraite ; toutes les manœuvres que nous avons faites rentrent dans notre plan de campagne. Les russes d'ailleurs doivent bien savoir ce qu'il leur en a coûté à Dobre et à Zakrzew pour avoir voulu précipiter notre retraite. Ce n'est que dans la plaine de Grochow, entre le village de ce nom et Kawencryn, où les corps russes se trouvaient rassemblés, que nous avons cru devoir les arrêter sérieusement. Pendant la journée du 19, l'ennemi a fait de vains efforts pour déboucher de la forêt du M….o, et malgré une armée et une artillerie plus que doubles des nôtres, le soir nous occupions la même position qu'avant la bataille. Le 20, ce que le Maréchal Diebitsch appelle une reconnaissance était une attaque en forme sur toute la ligne ; mais cette attaque ne lui a pas plus réussi que le combat de la veille. C'est apparemment pour cela qu'il aime mieux appeler cela une reconnaissance.

Depuis le 20, l'ennemi est resté dans les mêmes positions, et ce n'est que le 24 qu'il a attaqué notre aile gauche comme vous pouvez le voir dans le bulletin ci-joint. Voilà ce que le Maréchal Diebitsch nomme la défaite des polonais ! Voilà ce qu'il appelle des victoires 1!

Quels que soient cependant les avantages remportés jusqu'à ce jour par le courage de l'armée, quelque grand que soit le dévouement de la nation entière, il est malheureusement trop vrai qu'un ennemi qui ne craindra pas de livrer à nos coups tant d'armées innombrables, peut arriver enfin à la destruction du peuple polonais. Mais il nous reste une chance entre l'esclavage et la mort. Le Roi des français peut encore assurer l'indépendance de la Pologne et soustraire ainsi les nations libres de l'Europe au joug qui doit s'appesantir sur elles si la Russie triomphe chez nous. Espérons qu'on ne mettra plus en doute la volonté du Tzar. Car si les manifestes qu'il a publiés ne font pas assez connaître ses intentions, les correspondances dont nous nous sommes emparées, qui sont bien authentiques quoiqu'on ait pu en dire, et qui sont déposées aujourd'hui même au bureau des renseignements de la Chambre des Députés, pour être lues à la Tribune française, démontreront clairement que l'Empereur Nicolas veut éteindre au cœur même de la France ce qu'il appelle l'esprit révolutionnaire.

Au reste, il n'est pas étonnant que vous ayez été mal informés jusqu'à ce jour des événements de Pologne. La mauvaise volonté du consul de France à notre égard est aussi manifeste que sa partialité pour les russes. Cet agent français n'a voulu établir aucun rapport avec notre gouvernement, tandis que même les consuls d'Autriche et de Prusse continuent d'entretenir les relations habituelles de leur pays avec le nôtre. Une lettre du consul de France comprise aux pièces interceptées qui vont être connues, montrera quelle confiance peut lui accorder le gouvernement du roi Louis-Philippe !

1 Il est de même de la plus grande fausseté que nous ayons fait demander aux russes une trêve. Je puis affirmer que la demande est venue de la part du Général Witt et que nous l'avons rejetée. N'ayant pas quitté un moment le quartier général je pourrais donner tous les détails de cette négociation et le nom des personnes qui y ont été employées.