Paris Batignolles

Rue d'Orléans 56 chez Madame Penant

Monsieur le Ministre,

Puisque la faveur de vous entretenir personnellement ne peut pas m'être accordée, il faut que je subisse ce qui est bien pénible pour un cœur honnête : c'est ... par écrit ce qu'on aime.

Je suis la femme légitime de Gustave Laczynski, que vous connaissez Monsieur le Ministre car vous l'avez comblé de votre bonté protectrice dans sa première jeunesse. On m'a dit ici qu'il m'avait calomniée en disant partout qu'il fit une mésalliance terrible, ayant pris une femme de rien, sans fortune, sans éducation. Sans fortune. Oui ! Quant aux autres reproches, je ne veux pas les discuter, vu que sur ces sujets l'opinion diffère selon la portée plus ou moins noble de caractère humain ; je peux vous donner seulement des preuves que la grâce et l'innocence de ma jeunesse a paru inspirer un amour passionné à Monsieur Laczynski qu'il a éveillé le mien tout aussi vif mais plus profond et je l'épousais malgré les indices de sa légèreté, visibles déjà pour les autres. J'ai passé les trois premières avec lui au sein de sa famille protégée par son amour contre le froid glacial avec lequel j'y fus admise. On rêvait pour lui un mariage brillant de fortune. Quand il a dissipé le reste de ce qu'il avait, on me présenta le projet d'une carrière brillante qu'il devait faire en France sous vos auspices, mais il fallait me décider à une séparation momentanée, pour assurer l'avenir de mon enfant et le sien, j'y consentis avec douleur mais avec résignation. Il partit et pendant les trois ans de son absence je vivais, délaissée par sa famille, avec ma vieille mère et mon enfant dans toutes les privations de la pauvreté, espérant toujours un meilleur avenir, car les lettres de mon mari étaient les plus tendres, je n'osais même pas me plaindre à personne de ma position, tant je craignais de jeter un blâme sur celui que j'aimais. Dans sa dernière lettre du 10 août 1861 il me parla si affectueusement du désir de nous avoir près de lui, qu'il a déjà une position d'Officier d'Etat-Major avec 200 francs par mois et que bientôt il m'enverra les fonds nécessaires pour le voyage, que moi, épuisée par la misère et le désir si violemment comprimé de revoir mon mari, j'ai montré cette lettre à mes amies en leur soulevant le voile jeté sur mes souffrances ; elles m'avancèrent l'argent nécessaire et je me suis mise en route ivre de bonheur. Sans en prévenir mon mari, j'ai voulu lui faire une douce surprise et je suis arrivée à Turin sans avoir son adresse précise, car je lui écrivais poste restante. Après bien des recherches infructueuses, je l'ai rencontré dans la rue. Il devint pétrifié à notre vue et son accueil fut si froid, que mon enfant et moi nous fument suffoquées des larmes. Il me prévint qu'il demeurait avec une vieille Demain, qu'il faut que je l'appelle ma tante, car il l'appelle ainsi. Quand la vieille dame tomba en ma présence dans une attaque des nerfs, mon esprit acquit une lucidité inattendue, un coup d'œil me révéla ce que je n'aurais jamais soupçonné. L'indignation me sauva du désespoir, mais elle ne me préserva point, contre les mauvais traitements de mon mari, qui était furieux de ne pouvoir pas me plier à ses exigences humiliantes pour une femme honnête ; de vivre en commun, avec elle, qui devant le monde passait, pour ma tante, et qui de fait me dépossédait de tous mes droits sur le cœur de mon mari. Je me débattais entre mon amour outragé et le sentiment du devoir, qui me défendait de me plaindre contre celui, dont je porte le nom. J'ai pris enfin la résolution de parler au Prince Marcellin Lubomirski, dont tout le monde à Turin parlait avec respect. Le prince fit effectivement des représentations à mon mari ; il lui répondit qu'il ne demandait par mieux que de renvoyer la femme en question mais qu'il lui faudrait deux mille francs pour cela. Le prince les lui avança mais ils ne servirent, hélas ! qu'à fêter et jouir la vieille dame, tandis que je grelottais de froid et de faim avec mon pauvre enfant. C'est alors que le Prince Lubomirski me fit changer de domicile et fournit à tous mes besoins. J'espérais toujours que cette maudite liaison de crime plutôt et d'intérêt que de cœur cessera mais en vain, à chaque visite de mon mari, c'étaient de nouvelles menaces, qui dégénéraient en meurtrissures, car il voulait me faire repartir à toute force et avoir mon acte de mariage, et je refusais positivement. Que dois-je faire dans mon pays ? Sans mon mari, sans fortune avec trois mille francs de dettes, n'ayant pour toute famille qu'une vieille mère qui vit de la protection d'une amie. Le prince voyant que je succombe physiquement, car je crachais le sang, me suggéra l'idée d'aller à Paris, qu'une fois-là, par les soins des relations du prince, je devais arriver jusqu'à vous, et qu'en invoquant votre protection, mon sort sera assuré. J'ai saisi cet espoir comme un havre de salut. Arrivée à Paris, je me suis bien vite aperçu, que les amis du prince L. s'éloignaient de moi, craignant de vous offenser en me protégeant, car mon mari, par son inconduite a dû abuser de votre générosité ! C'est alors qu'un soupçon terrible a saisi mon âme qu'on m'avait bercé de fausses illusions pour m'éloigner absolument de Turin, où ma présence seule était une accusation. Je comprends maintenant tout l'abîme de ma position. Isolée, jeune, ne connaissant ni la langue, ni les usages du pays, mon enfant m'est tombé malade, souffrante moi-même je succombe dans la détresse morale et je tends mes bras suppliants vers vous, Monsieur le Ministre, comme vers ma providence ; tout en sentant que je n'ai aucun droit à votre protection, je l'implore et mon âme brisée espère uniquement en vous. On m'a dit de m'adresser encore aux deux Princes Ornano, mais je n'ose plus. J'eus à peine le courage de vous entretenir. Si Votre Excellence voulait se concerter avec eux pour me destiner une modique pension viagère, ou faire de moi ce que vous voulez, je suis prête à vous obéir, ..., pourvu que je puisse élever mon enfant bien délicat, et vivre avec dignité sans être à la charge de personne. Car c'est si douloureux. Dans le cas favorable pour moi, voudriez-vous bien encore m'éclairer par votre conseil, si je dois vivre à Paris ou retourner à Turin. Ce que je préférerai, car la vie y est moins amère, et peut être que la proximité de l'enfant aiderait mon mari à secouer plutôt l'esclavage de cette femme, et le père serait rendu à mon pauvre ange.

Pardonnez. O pardonnez Monsieur le Ministre ma missive si longue et ma hardiesse de vous implorer, mais Dieu, qui voit tout d'en haut, vous bénira pour les bienfaits que vous répandrez sur moi, car vous auriez sauvé deux être innocents.

Monsieur le Ministre votre très humble servante.