A Monsieur Denoix
Cannes (le Cannet), mercredi 29 septembre 1857

Cher bon ami,

Quand on fait ses calculs de locomotion entre amis, on risque fort de se tromper et c'est ce qui nous est arrivé ; les administrations des chemins de fer semblent ne pas se connaître et paraissent éviter de se lier ou relier entre elles ; nous sommes partis à minuit, mais le temps d'attendre à Seyssel le premier départ du chemin de fer, les ennuis de bagages d'une foule de voyageurs parmi lesquels on est noyé, la difficulté de trouver des voitures au débarcadère, tout cela a fait que nous ne sommes arrivés à Lyon qu'à midi.

Il ne partait plus de convoi pour la route de Marseille qu'à 4 h. et l'on s'arrêtait à Montélimar, puis à 8 h. et à 10 h. du soir. J’ai choisi ce dernier convoi, parce que c'était un train express qui arrivait deux heures 1/2 plus tôt que celui de 8 h.

Pour vous expliquer que je n'ai [...] Aix pour me mettre en diligence, je vous dirai que le chemin de fer ne passe pas par Aix. Nous sommes partis de Marseille le matin de lundi à 9 h. et nous sommes arrivés à Cannes hier matin mardi à 9 h.

En somme 3 nuits de suite en route. Alexandre a bien supporté cette fatigue. J'arrive au plus intéressant : jusqu'à hier dans la journée la position n'était pas indiquée en ce qui regarde le retour d'.Alexandre. Mes instructions sont de ne pas le quitter et en même temps de ne pas éterniser mon voyage. Or l'état de la pauvre mère quoique désespéré, quoiqu'elle puisse succomber d'un moment à l'autre, peut encore se prolonger.

La crise qui a fait marcher le télégraphe et toute la famille s'est calmée, l'arrivée de ses deux enfants a produit une amélioration subite ; hier après avoir vu Alexandre, elle a déjeuné et s'est levée ; maintenant, voici ce qui s'est passé : s'il fallait écouter la grand-mère et la tante Sarah, Alexandre devrait rester sans limite, hier elles prévoyaient que la malade l'exigerait. Je n'ai pas combattu ouvertement cette prétention, seulement j'ai énoncé la raison puissante qu'il ne faudrait pas qu’un fils, si impressionnable, vit expirer sa mère et qu'il faudrait peut être se priver [ ?] de lui avant ce douloureux moment ; elles ont compris, mais elles n'en seront pas moins trois femmes contre le retour prochain. Il n'y a de mon bord que le grand-père venu il y a deux jours avec le second fils, Gabriel, et qui voudrait déjà s'en aller encore avec lui. Mon auxiliaire est donc ce grand-père à idée fixe.

Quant à Alexandre il aura à opter au moment de la décision sur le départ, entre le désir de rester un peu plus longtemps avec sa mère et celui de s'en aller de compagnie avec son frère qu'il aime à l'adoration.

Quant à ma responsabilité dans cette affaire, voila comment je l'apprécie :

1° Monsieur le Comte Walewski a envoyé le fils à la mère pour le bien-être de cette dernière, donc s'il fallait que je montrasse de l'insistance pour amener son départ prochain avec moi, j'agirais contrairement à la bienveillante intention du voyage.
2° La grand-mère s'est empressée de me faire lire, sans que je l’aie provoquée, une lettre de Monsieur Walewski pour l'autoriser à aller prendre Alexandre à Genève et l'y ramener. Celle-ci est assez logique pour m'avoir dit que si elle a été investie d'une autorisation pour tout le voyage, aller et retour, la même confiance lui appartient bien pour la moitié de la mission et qu'en conséquence si son petit-fils restait c'est elle qui le ramènerait.

3° Enfin vous, cher ami, m'avez dit en homme prévoyant, que si j'étais au milieu d'incertitudes telles que celles que je vous raconte, je pourrais laisser à un parent l'exécution de la fin de ma mission.

En jugeant qu'une insistance quelconque de ma part auprès de ces parentes, qui après tout ne forment qu'un vœu bien naturel, renforcerait plutôt qu'elle n'amollirait leur désir, j'ai déclaré que je n'agirais que d'après la volonté de la mère.
Vous voyez dans ce petit résumé que je ne me suis pas montré exigeant un seul instant. J'ai dit : vous avez appelé l'enfant de la pauvre malade, son père a ordonné qu'il partît et le voilà.
Pendant le raisonnement pour et contre son séjour prolongé je me suis abstenu si ce n'est pour dire qu'il faudrait éviter que le jeune garçon assistât à la mort de sa mère.
Mais dans la famille l'on m'apparut avoir la plus entière condescendance pour la volonté de Monsieur Walewski et ma grande crainte d'agir contre ses vues. J'ai donc du laisser agir sans paraître m'en mêlér, comptant bien aussi sur le grand-père pour ramener notre jeune ami.
J'ai déjeuné hier avec la famille et je suis revenu à Cannes qui est éloigné du Cannet d'une lieue à peu près.
J'ai fait demander à Mademoiselle Rachel de la voir si c’était possible, elle m'a fait répondre que ce pourrait être aujourd'hui, en sorte que je remonterai au Cannet ; demain j'irais à Antibes voir le frère de Monsieur Ollivier.
Pendant le déjeuner le S. Préfet [ ?] de l'arrondissement est venu pour savoir des nouvelles de la grande artiste.
Son frère venu aussi avec les grands parents était reparti hier matin.
Ce qui a fait que la grand-mère n'est pas venue chercher Alexandre, c'est que depuis la lettre qu'elle avait reçue de Monsieur Walewski elle a été voir Monsieur Chatelain qui avait reçu du Cannet la dépêche télégraphique alarmante et avait expédié celle que vous avez reçue. Elle a judicieusement pensé qu'elle trouverait l'enfant parti.
Présentez mille amitiés de ma part à Monsieur de Claparède.
Quant à vous cher bon ami je suis et serais toujours votre affectionné et dévoué.
.. Corvin