A Monsieur Châtelain

Cannes, le 5 octobre 1857

Cher Monsieur,

"Adieu Monsieur, j'espère vous revoir un jour…"

Cette petite phrase, que m'a dite hier Madame Rachel lorsqu'en la quittant je baisais sa main appauvrie par la maladie, cette petite phrase renferme toute sa pensée sur son état, c'est à dire qu'elle se sent malade à mourir et qu'un fil, rien qu'un fil, la retient encore à une vague espérance.

Mais le médecin qui me paraît être un homme expérimenté m'avait dit que l'art ne pouvait remplacer ce qui manquait et en effet ses poumons sont presque disparus, et d'un moment à l'autre elle peut mourir..

J'ai causé hier avec elle pour la première fois, pendant les quelques heures qu'elle passe sur une terrasse quand elle est mieux, mais quel mieux ! Et je l’ai retrouvée ce qu'elle était, ce qu'elle n'a pas cessé d'être : une femme qui, à part son génie, est encore distinguée entre toutes ; une teinte de spirituel enjouement circule même dans sa conversation et son bon sourire vient quelquefois animer sa figure, puis elle s'assoupit pendant quelques minutes et rejoint la conversation qui n'a pas du cesser car le silence l'éveille aussi bien qu'un bruit inattendu. Sa maigreur est phénoménale et toutefois lorsqu'elle parle et regarde on retrouve sa physionomie, elle est restée ressemblante à elle-même si cela peut se dire, aussi ai-je été frappé de l'extrême ressemblance qui existe entre elle et le jeune Alexandre surtout dans le haut de la tête, la partie inférieure appartient à son père.

Mais il est temps de vous parler de mon compagnon de voyage et du voyage. Grâce au peu d'entente qui règne entre les lignes de chemins de fer pour s'ajuster au bout les uns des autres nous avons perdu du temps et passé en route trois nuits de suite dont la dernière en diligence ; le jeune Alexandre a supporté bravement cette dure fatigue. Ce n'est plus un enfant et ce n'est pas encore un jeune homme, quoiqu'il en soit, c'est déjà le plus doux, le plus facile et le plus accommodant des voyageurs. Il plaît à tous par sa jolie figure et par la distinction de sa tenue, en un mot un voyage avec lui est une partie de plaisir entre deux amis. Partis de Genève dans la nuit de samedi à dimanche nous sommes arrivés à Cannes seulement le matin du mardi et de Cannes au Cannet il n'y a qu'une lieue ; là Alexandre a trouvé autour de sa mère : son frère Gabriel, sa tante Sarah, son oncle Raphaël, le grand-père et la grand-mère, tous, moins la tante, arrivés de la veille par l'effet du coup de télégraphe qui a retenti, par le vôtre, jusqu'à Genève.

Alexandre a été accueilli avec une telle joie qu'à peine était-il installé qu'on m'a montré la peur de la perdre. J'ai vu du premier coup d'œil que j'éprouverai une résistance unanime pour le retour si j'en disais le moindre mot. Apparemment que je leur fis l'effet d'un personnage féroce. Je me suis donc bien gardé de parler de ce retour quoique j'eusse mon parti pris et de ne pas me dessaisir de mon dépôt et de ne pas rester longtemps. Loin de là, j'ai annoncé que la suprême autorité qui me l'avait confié le laisserait à sa mère aussi longtemps qu'elle le désirerait et je suis redescendu à Cannes.
Tous les jours depuis mardi j'ai été faire une visite au Cannet en plaçant dans l'occasion la nécessité d'éviter à Alexandre le souvenir déchirant d'avoir vu mourir sa mère, paraissant tout à fait disposé à laisser l'enfant aux soins de sa famille, à confier son retour à sa grand mère et trouvant que pour celle-ci, habituée à voyager, il n'y avait que trois cents lieues pour aller à Genève et retourner au Cannet.

C'est ainsi que peu à peu j'ai amené notre départ pour ce soir par un bateau à vapeur qui selon le temps mettra douze ou quinze heures pour se rendre à Marseille.

Nous avons beaucoup parlé avec Madame Rachel de l'éducation de l'institution Ollivier à Genève. Elle lui plaît et elle forme le projet d'aller l'y voir. C'est une seconde lueur d'espérance.

Le Prince Napoléon est venu lui faire une visite il y a trois ou quatre jours, ce qui l'a beaucoup fatiguée pendant deux jours où les inquiétudes sont devenues plus vives ; mais, hélas, comme cette vie ne tient plus à rien il faut s'attendre à ce qu'une émotion inattendue lui arrache son dernier souffle. Elle est entourée des soins les plus tendres par sa sœur Sarah, sa mère et une ancienne bonne nommée Rose ; rien ne lui manque.

A présent que la famille est vaincue par mes apparentes concessions, elle m'a accordé toute sa confiance. J'étais en conséquence chargé par la mère Félix de vous remercier d'une bien bonne lettre que vous lui avez écrite et je le fais. En même temps je vous remercie aussi, et au moins autant, pour les sentiments bienveillants et sympathiques que cette lettre contient pour moi.

J'ai eu le vif désir de vous écrire plus tôt, mais je ne suis qu'un simple délégué et j'ai rendu compte à mon chef, c'était une affaire de discipline ; mais au moment où je lisais votre lettre écrite à Madame Félix j'en ai reçu, de cet excellent chef, une où il m'exprime le regret de ne m'avoir pas autorisé à correspondre avec vous ; vous voyez que j'ai la hâte de lui obéir.

Je compte que nous serons à Genève après demain soir ou jeudi matin.

Et sans que ce soit une simple formule de politesse, sans qu'aucune diplomatie me dirige, je vous prie d'accepter cordialement l'assurance de mes sentiments affectueux, vous me les avez laissés à votre départ de Genève.

… Corvin

 

Avez-vous été du voyage de Biarritz ?
C'est que, dans ce cas, je vous demanderais la permission de vous envoyer un tout petit, très petit poème que j'ai fait sur une légende du pays car j'y ai été plusieurs fois.