Extrait d'une lettre de Monsieur Sardou à Monsieur Mario Uchard qui me l'a communiquée à Paris, la dite lettre datée du Cannet 7 janvier 1858

Mon Cher

Je ne sais bien de quelle date est dernière lettre, mon cher Mario, mais elle a dû vous préparer au fatal dénouement ; je l'avais pressenti vendredi dans mes compliments de bonne année à Rachel qui, dans sa pensée, et par l'extrême effusion du cœur qu'elle y mit en m'embrassant ressemblaient à des adieux éternels. Cependant le docteur Bergonier m'assure que nous pouvions espérer encore quelques jours de vie et je me décidai samedi matin à aller à deux ou trois lieues d'ici chez ma sœur où déjà étaient ma nièce et son mari à l'occasion du jour de l'an. Dans la journée de samedi il n'y eut aucun incident particulier ; Rachel restait comme à l'ordinaire plongée dans une sorte de stupeur causée par sa faiblesse extrême d'où elle était tirée de temps en temps par des accès de souffrances intolérables, puis elle retombait assoupie.
[Indiqué en marge : dimanche 3 janvier] Enfin vers minuit elle se réveilla calme comme d'un long sommeil et elle causa familièrement avec les quelques personnes qui étaient autour de son lit, et voulut écrire à son père. Mais elle n'en eut point la force, elle dicta cette lettre qui contenait ses dernières volontés ; mais elle ne put l'achever à ce moment. Elle retomba dans cet état de prostration et de souffrance, que je vous ai dit. On essayait de temps en temps de lui faire prendre quelque nourriture et l'on n’y parvenait qu'avec une peine infinie. Les fonctions de l'estomac restées suffisantes jusqu'à ces jours derniers s'affaiblissaient à leur tour. A onze heures le dimanche l'expectoration devint difficile ; on craignit l'asphyxie lorsqu'un effort heureux dégagea les voies respiratoires et le calme succéda à cette crise. Alors Rachel voulut reprendre la lettre à son père, elle dicta jusqu'au bout, la relut tout entière puis elle s’écria : "oh ma Rébecca, ma chère sœur, je vais te revoir, que je suis heureuse." Elle ajoute quelques mots à la lettre, la signe et parait s'endormir. Cet état dure quelques heures. Cependant Sarah qui jusqu'à ce moment avait hésité à appeler les secours de la religion, voyant cet élan de Rachel vers le ciel, écrivit par le télégraphe au Consistoire à Nice qui tout de suite envoya une dizaine de personnes, femmes et hommes ; elles arrivèrent vers les huit heures ; on les fit attendre craignant de produire sur Rachel une émotion fatale. Enfin à dix heures et demi (dimanche), une crise semblable à celle du matin se produisit et mit en alarme toute la maison. C'était la dernière, les médecins le déclarèrent. Alors on laissa pénétrer les religieux. Deux femmes et un vieillard se précipitèrent vers le lit de Rachel en chantant les prières de l'agonie en Hébreu. Rachel se tourne calme vers eux, lève les yeux au ciel, sa figure s'illumine d'un rayon céleste, serre la main de Sarah et meurt le sourire sur les lèvres.

Lorsque j'arrivai quelques heures après je trouvai tout le monde pénétré du signe d'espérance que Dieu avait donné à Rachel. Je n'y étais pas, je vous l'avoue, mon cher ami. Mais je ne puis en douter, Rachel est morte avec l’espérance d'une autre vie. J'avais douté jusque-là de sa foi et peut-être cette foi ne s'est dégagée du doute qu'à ce dernier moment. Je ne lui ai jamais entendu prononcer qu’une fois des paroles d'espérance. C'était dans un acte solennel de sa vie, le 11 décembre dernier, dont je vous parlerai peut être un autre jour. Le temps me presse à cette heure. Adieu mon ami, je suis bien fatigué.

P.S. : Je me suis fait traduire le chant qui éclate [... … ] aux oreilles de Rachel au moment de la mort ; il est sublime : vole vers Dieu fille d'Israël...

[……]

Le corps a été embaumé et mis dans un cercueil de plomb et un autre de noyer. Tout s'est fait convenablement.