Illustre et chère Camarade,

Quatre années sont déjà écoulées depuis le jour où, avec une grâce parfait vous prêtâtes à ma soirée à bénéfice le concours si puissant de votre incomparable talent. Il s'agirait aujourd'hui de faire mes adieux aux Parisiens dans une représentation imposante solennelle ... mais peut-elle avoir cette double qualité si le nom magique de Rachel ne resplendit pas de tout son éclat dans la composition de son programme ? Non certes ! Je viens donc vous le demander pour la dernière fois sans doute, ce nom que les bravos et les acclamations de la foule enthousiaste suivraient jusqu'au bout du monde. Venez de grâce, oh divine Lesbie, venez, ne fût-ce que pour nous raconter la mort de ce pauvre petit moineau que les douces et caressantes étreintes de vos belles mains, de ces mains que le ciseau de Phidias aurait voulu deviner, n'ont pu rappeler à la vie. Dans ce moment sublime, tel est le charme prestigieux, l'immense sympathie qui vous environnent, que l'air de s'apitoyer sur la fin si touchante du pauvre petit animal, chaque spectateur, cruel dans son insatiabilité de bonheur, voudrait la voir se renouveler cent fois, pour que cent fois encore il pût entendre de votre bouche le récit de ce petit drame si attendrissant, si plein d'innéffable tendresse.

Monsieur Véron à qui j'exprimai la crainte d'être importun en venant de nouveau mettre à contribution et votre magnifique talent et votre dévouement, s'est gracieusement chargé d'être mon intermédiaire auprès de vous.
Il m'a, hélas, rapporté une réponse décourageante, mais non désespérée, je le crois.
Mademoiselle Rachel ne peut jouer pour vous, m'a-t-il dit, pour la raison qu'elle a refusé la même faveur à vingt autres artistes. Permettez-moi de vous faire observer, chère Grande, que ce serait, en ce qui me touche, un cas tout à fait exceptionnel ; car c'est une soirée suprême, un adieu éternel peut-être que je fais au public parisien. J'ose donc espérer que cette considération vous fera revenir sur la résolution négative que vous avez prise à mon égard. Oui ! J'attends de votre cœur une bonne inspiration, un de ces élans généreux qui ont tant de fois honoré votre lumineuse carrière. Oui ! Le public de l'Opéra, qui est aussi le vôtre, comme tous ceux qui ont le bonheur de vous voir et de vous entendre, aura l'occasion de poser sur ce front tant de fois illustré une nouvelle couronne.

Barroilhet

P.S. : Je vous sais indisposée, ce qui m'afflige beaucoup. J'attendrai donc quelques jours un mieux sensible dans votre état, pour me permettre d'aller chercher moi-même la réponse de Lesbie.