Ma bien chère amie,

Ma lettre vous dérangera moins que moi car j'aime mieux vous écrire que de vous aller voir de trop bonne heure. J'ai bien souffert hier de vous voir souffrir, vous avez été si admirable et si courageuse et les grands efforts que vous imposiez à votre souffrance me pénétraient pour vous d'une telle reconnaissance qu'à la vue de vos larmes mon cœur s'est comme noyé. Je ne peux pas vous dire tout ce que cela a remué en moi. Ne parlons plus de ma pièce et qu'elle disparaisse à jamais de l'affiche et de la mémoire de tous ceux qui l'ont vue si une seconde représentation doit être aussi douloureuse pour vous et pour moi.

Le résultat que je voulais obtenir littérairement je l'ai obtenu, la critique nous sera très favorable, et vous avez si bien fait sortir, toute faible que vous étiez ce qu'il peut y avoir de bien dans ce petit acte que notre succès sera constaté par tous les organes de la presse ; ils auront d'autant plus de mérite à cela que les gens chargés par l'administration d'appuyer la pièce au parterre me semblent avoir complètement oublié de faire leur devoir, c'est un malheur de ma position de n'avoir pas pu faire pour eux ce qu'il est d'usage qu'on fasse. J'entre dans cette cuisine pour vous expliquer certaines choses qui ont dû vous étonner et bien convaincu que tout ceci reste entre nous.

Croyez-moi chère amie vous étiez dans un état à mal apprécier les impressions du public. J'avoue que j'espérais quelque chose de plus éclatant comme résultat instantané ; quoique vous ayez été bien applaudie et que votre scène de la lampe ait profondément frappé les spectateurs, et me semblait en vous écoutant que ce public ne vous rendait pas tout ce que vous lui donniez. Ensuite sont venues vos larmes et vous voyant souffrir tout le reste a disparu. J'étais dans cet accablement lorsque j'ai vu mes amis et Messieurs de la presse, c'était un tout autre monde que celui des coulisses, on m'a félicité en de tels termes que je suis très satisfait de la soirée pour vous et pour moi. Vous verrez que rien de ce que vous avez fait de bien ne sera perdu. L'originalité de l’œuvre n'a échappé à personne, la hardiesse de toutes avec[...] acte d'arriver à l'émotion tragique a plu aux esprits élevés. Que voulez-vous que je vous dise ? C'est un fait, “c'est beau, c'est grand c'est sublime : voilà ce qu'on m'a dit et quant à l'effet produit par vous, ne savez-vous pas qu'il y a des silences de [...] qui prouvent plus que les applaudissements. Maintenant si un public qui ne sait pas trop où il en est après avoir été si vite et si rudement frappé ne témoigne pas comme de coutume son impression, si les gens qu'on paie pour faire du bruit n'en font pas que vous importe ? En deux mots voici la chose on est accoutumé à s'ennuyer pendant deux ou trois actes avant d'être ému et l'on a trouvé fort étrange de se sentir impressionné dès les premières scènes. De là cet étonnement d'un public qui au lieu de trépigner comme il le fait devant vous se demande à lui-même ce que signifie cette nouvelle façon de le traiter. La critique pense ceci [...] l'écrire. C'est un bel acte que Rosemonde, vous y avez été sublime et terrible. Il ne m'en faut pas davantage. Tout ceci se résume dans une question de santé. Je vous affirme qu'il y a succès et grand succès. Et j'ajoute que votre santé m'intéresse plus que toute cela.

Tout à vous.

Latour


Il s’agit de la pièce de Latour de Saint Ybars : “Rosemonde”une pièce extrêmement tragique et éprouvante à jouer pour Rachel encore désespérée par la mort de sa soeur Rebecca
Elle bouleversa le public le soir de la création; mais elle tomba malade après la première représentation et dut se reposer.

novembre 1854