Ma chère mère,

D'après la lettre que je lis de toi et adressée à Rébec je conclus que tu m'en veux de mon silence. On voit bien chère maman que tu ne doutes guère du service actif que je fais et du peu de temps qu'il me reste à donner à ma correspondance. J'osais espérer que Rébecca se chargeant de te donner des nouvelles de nos pérégrinations et de nos santés, cela suffirait à ta tendresse maternelle et je vois qu'il n'en est rien ; donc je fais un effort sublime, je me mets à t'écrire de ma propre main après avoir joué Camille à Prague. Juge de notre succès : Rébecca qui jouait pour la première fois Sabine a été rappelée après le second acte ou plutôt à sa sortie, ce qui est plus fort encore, car le vieil Horace, Curiace et Horace étaient en scène. Quant à moi les [...] se sont rattrapés à la fin de mon rôle, ils m'ont fait revenir cinq fois. Sans doute j'étais flattée mais j'ajouterai (persuadée que tu ne feras pas lire cette lettre) embêtée, tu sais la fatigue que j'éprouve après Camille. Enfin, gloire oblige, et j'ai été obligée de venir saluer cinq fois cet aimable public plus choisi que nombreux, car depuis notre voyage cela a été notre plus triste recette. Demain nous jouons Adrienne, après-demain Phèdre et nous espérons un dédommagement car location se présente mieux pour ces deux pièces. Malgré tout j'ai encaissé très près de cinquante cinq mille francs tous frais payés. Cela est assez joli pour oser ne pas trop me plaindre d'un petit tour en Bohème. Dans cinq jours nous serons à Vienne puis notre entrée en Italie qui ne manquera pas de charme pour moi.

J'aurai des nouvelles à te donner plus tard mais elles me paraissent si graves qu'il me faut être à Paris reposée quelques jours pour entamer un récit fameux. Nous nous portons parfaitement bien, les chaleurs ne nous ont pas trop accablées et nous embrasserons prochainement papa à Vienne. Ce vieux-là me manque quand je ne le vois pas de dix jours. Ne lui dit pas, il s'en vanterait, le fat !!

A Berlin j'ai été reçue en enfant gâtée. Malheureusement le roi était absent il n'y avait que la Princesse Charles, tu sais qui m'adore, que j'ai vue tous les jours. J'ai lu quelques scènes de mes Tragédies choisies à ses filles qui m'ont tellement en tendresse qu'en me disant adieu elles m'ont embrassée comme une sœur. Elles m'ont fait leur jurer que je retournerai à Berlin l'année prochaine parce qu'elles veulent me présenter à l'Empereur de Russie qui sera en Prusse vers le mois de juin et qui doit passer quelque temps à leur château. La Princesse Charles m'a donné un bracelet très beau.

A revoir ma chère mère je t'embrasse cent mille fois.

As-tu vu jouer Polyeucte ?

Prague 23-26 août 1851