Varsovie, le 16 mars 1854

Ma chère mère,

Je me proposais de t'écrire longuement lorsque Raphaël réclame cet honneur. Je ne saurais rien refuser à ce nouveau Rotschild ; cependant je veux t'écrire de ma petite salle (car nous venons d'arriver et tu croiras facilement qu'après neuf jours et huit nuits de route on ne peut être propre à aller au bal). Ma santé est infatigable ; le voyage a passé sans qu'il m'en reste la moindre courbature ; malgré cette force presque surnaturelle il m'eut été bien agréable de rentrer à Paris après mes conquêtes de Pétersbourg et de Moscou, mais mon engagement me tient encore lié pour vingt-cinq soirées et Raphaël et [..] n'en vouloir démordre à moins que je ne laisse cinquante mille francs. Avoue qu'il serait folie de me conduire ainsi, mes deux moutards me disent « continue ma petite mère nous ne serons peut être pas des hommes de génie, encore moins des comédiens, peut être arrivons-nous seulement à être des empereurs et alors tu sais qu'il faut avoir du pain sur la planche car dans ce dernier cas de vocation la place n'est pas solide en France. » Ma foi je me décide, je vais donner à Raphaël ses vingt cinq représentations et moi et mes empereurs nous aurons cinquante mille francs de plus dans la caisse.

J'ai reçu une réponse à ta démarche faite à Monsieur Legouvé. Je te prie de ne perdre aucun temps et de lui faire parvenir la lettre ci-jointe.

Si le Prince n'est pas encore parti va le voir, dis lui tous mes regrets de ne lui pouvoir serrer la main avant son départ, mais que si l'honneur l'appelle à l'étranger l'honneur m'y retient encore moi pour environs deux mois. Sache aussi s'il a terminé oui ou non avec une maison de campagne. Je comprends très bien qu'il ne songe pas à louer la Tuilerie alors qu'on m'en demande vingt cinq mille francs. Je ne sais où j'irai cet été respirer l'air, car il n'y a plus rien m'écrit-on à Auteuil et certes j'arriverai trop tard à Paris pour louer quelque chose de convenable. Il serait cependant bien cruel qu'après cette fatigante promenade de six mois je sois obligée de prendre l'air de la rue Trudon à la fenêtre de ma salle à manger, si Fontenay n'était aussi loin j'aurais été bien heureuse d'être là tout près de mes enfants, mais ayant deux représentations à donner par semaine au théâtre français cela n'est pas possible.

Rébecca m'écrit qu'elle part pour Pau seule avec une femme de chambre. Comment se fait-il chère mère qu'une enfant malade parte ainsi ? Pourquoi ne pars-tu pas avec elle ? Si je n'étais tenue par un traité je crois que j'aurais été moi lui tenir compagnie.

Je reçois à l'instant une lettre très gentille de mon cher Colonna. Je lui envoie deux tendres baisers et comme je sais qu'il partage tout avec mon gros Gabri il voudra bien lui en donner un. Je suis bien heureuse de savoir papa en bonne santé j'espère qu'il n'aura pas besoin de voyager cet été.

A bientôt chère mère je t'embrasse bien fort.

Rachel

P.S. : Dinah t'a écrit cinq fois elle s'étonne de tes reproches.

P.S. : Que l'on reçoive tout ce qu'on l'apporte pour moi, y compris la dernière ou les dernières caisses.