Villa Irène 4 sept 1868 ?

confidentielle et pour toi seul

Mon cher Alexandre,

Ma première pensée avait été de te télégraphier de venir causer avec moi mais je n'ai pas voulu te déranger, sachant ce que c'est que d'être amoureux.

Si cependant tu voulais, à cette lettre, des explications, tu nous trouveras ici jusqu'au 12 septembre exclusivement.

Je regrette que le mariage ne se fasse pas à Baden ; bien des choses auraient été aplanies par là. Je trouve d'un autre côté que tu fais un peu trop bon marché de tes rapports avec la famille de ta mère.

En admettant que ta femme ne serait tenue à rien envers elle, tu as atteint à l'extrême limite, il ne faut pas la dépasser. Ta femme sera libre de n'avoir avec tes parents maternels aucune relation mais si elle s'identifie avec toi elle comprendra qu'elle ne doit pas user de cette liberté.

En tout cas il est de ton devoir d'avoir pour eux les plus grands procédés ; je vais plus loin à mon point de vue personnel c'est indispensable.

Je ne veux pas qu'on puisse penser que pour te marier je t'ai obligé à rompre avec eux tous.

Pour tout cela et pour d'autres motifs encore le mariage à Baden eut été désirable.

S'il n'y faut plus songer je désire que le mariage se fasse à Paris le plus tôt et le plus simplement possible, sans éclat et sans bruit ; ce n'est pas un mariage secret que je veux mais un mariage sans pompe et dont le retentissement ne viendra pas blesser ce qui en sont exclus.

J'espère que Monsieur et Madame de Billing comprendront qu'il doit en être ainsi. Cependant et ceci pour toi seul je n'ai pas besoin de te recommander de ne pas montrer ma lettre. Cependant dis-je Madame de Billing a tenu à faire son mariage avec frou-frou et il se pourrait dès lors qu'elle ne saisit pas très bien les raisons de hautes convenances qui militent aujourd'hui en faveur d'un mode plus réservé. Tu sais mon cher Alexandre qu'en toute circonstance c'est toujours ton intérêt véritable qui m'a guidé et lors même que de prime abord tu ne comprenais pas bien ma conduite tu as toujours pu apprécier plus tard les raisons qui m'avaient fait agir ; et bien il en est de même en ce moment.

J'ai une longue expérience des choses d'ici bas comme ceux qui ont beaucoup vécu je me suis trouvé moi-même dans des positions difficiles, et si je m'en suis toujours bien tiré, c'est qu'il y a certains principes dont je ne me suis jamais écarté et certains sentiments dont je n'ai jamais cessé de m'inspirer.

Il y a des exigences, des préjugés, si tu veux, qu'il faut savoir respecter même en les désapprouvant.

Au surplus je t'ai toujours trouvé à cet égard plein de tact et de réserve tu n'a donc qu'à persévérer et personne ne me semble plus apte à me comprendre que toi.

Enfin pour me résumer je désire que tu perdes le moins de temps possible ; au lieu d'aller passer 12 jours chez Monsieur de Lesseps je préfererai que vous ... tous à Paris pour vous occuper des préparatifs qui sont toujours longs.

Je désire que le mariage se fasse sans tambours ni trompettes ce qui ne veut pas dire qu'il doit se faire secrètement ou mystérieusement.

Il faut arranger les choses ainsi :

Mariage à la mairie de bonne heure. De suite après mariage à l'église en présence de ma famille des proches parents de Madame de Billing et des quatre témoins : messe basse autel de la Vierge pas d'invitations.

Après, déjeuner chez Madame de Billing ou chez nous et puis départ à l'anglaise ; vous vous arrêteriez en route pour passer deux ou trois jours et voilà !

Si on ne perd pas de temps tout cela pourrait avoir lieu dans la première quinzaine d'octobre ; je me suis marié en 15 jours. Tes témoins pourront être Bonneville et Valbezen si Bonneville est encore à Paris ; toutes ces petites choses ont leur valeur vu le cas exceptionnel où te place l'exclusion de ta famille maternelle. Pour laquelle je te le répète il faut beaucoup de ménagements.

Indépendamment des motifs de convenance il y a aussi la question d'intérêts qu'on ne peut pas perdre de vue ; on m'a assuré que tes grands parents qui sont riches avaient l'intention de te laisser une partie de la fortune qu'ils tiennent de ta mère.

Ce ne serait que justice mais il ne faut pas ... leur donner des positions stériles.

Sans lire ma lettre à Monsieur de Billing arrange tout cela avec lui et fait lui part de mes désirs sur la manière dont les choses doivent se passer. Il peut éviter tout froissement et pour ce il faut procéder comme je t'indique.

Tu me demandes d'écrire à Monsieur de Billing ; quoique je n'en vois pas la nécessité cependant pour te satisfaire je le fais.

Remet-lui ma lettre mais avant tout pose bien avec Monsieur de Billing les choses afin qu'il n'y ait plus de tiraillement.

Je ne suis pas étonné de ce que tu m'écris sur Mademoiselle Jeanne mais je vois avec une grande satisfaction que l'impression qu'elle a produit sur toi a encore dépassé mon attente.

Réponds moi catégoriquement à cette lettre ou plutôt mets toi en mon nom ; bien d'accord avec Monsieur de Billing sur tous les points ; je dis Monsieur de Billing car quoiqu'il soit le mari de ta future belle mère, il n'en n'est pas moins pour nous un ami dévoué, ce qui me permet de le considérer comme un intermédiaire impartial désintéressé ou plutôt également favorable aux deux parties et également intéressé des deux côtés.

Nous partons d'ici le 12, nour aller passer quelques jours en Suisse et en Allemagne nous comptons finir notre course par Baden et nous serons à Paris à la fin du mois.

Je t'embrasse de tout coeur.

 

Note:

Cette lettre est touchante à bien des égards c’est la dernière lettre du Comte Walewski à son fils Alexandre. Il y est question du mariage proche de ce dernier avec avec Jeanne Claire Marie Sala et de la famille de la mère d’Alexandre, c'est à dire de la famille de Rachel.