Boston 3 novembre 1855

Cher fils, hier 2 novembre je jouais à Boston Virginie pour ma représentation d'adieux ; ta petite mère a pu être vraiment flattée de la façon dont elle a été remerciée par les Bostoniens ; la salle était plus que pleine, les spectateurs étaient si serrés les uns contre les autres que j'étais étonnée qu'ils pussent lever les mains pour m'applaudir et Dieu sait s'ils m'ont applaudie, à chaque acte j'ai été rappelée, à la fin de la tragédie j'ai dû reparaître quatre fois encore c'était des cris, des hourras, des trépignements et les ladies agitaient leur mouchoir de tous les coins de la salle. Je t'écris le lendemain de cette autre ville conquise bien que je sache que ma lettre ne partira pas avant trois ou quatre jours il n'y a point en ce moment de steamer voguant pour la France ; mais cher petit ange il y a une date trop heureuse dans ma vie pour que je puisse jamais l'oublier ou plutôt il y en a deux, peut-être as-tu déjà deviné que le 3 novembre Dieu m'a donné mon Alexandre et le 26 janvier mon cher petit Gabriel ; puisque tu es arrivé le premier, c'est par toi que je commence et je te viens souhaiter toute la santé toutes les joies que ton jeune âge peut désirer, malheureusement je ne puis t'embrasser, mais tu devines bien le baiser que je te donnerais si je tenais maintenant entre mes mains tes deux petites pattes et ton cher front ; ne pouvant aussi t'apporter ton pot de fleurs accoutumé je t'envoie mes succès ainsi que ma santé qui est bonne malgré une toux d'irritation qui ne me lâche pas depuis vingt jours à part cela je mange je dors et je suis heureuse parce que votre doux souvenir mes chers enfants ne me quitte pas.

Tu te plaints mon adorable petit, que grand mère a l'audace de vous faire raccommoder vos pantalons et le reste ... ha quelle étrange grand mère vous avez là ! Comme je vous plaindrais ... si je ne l'approuvais.

Cependant comme je ne puis rien refuser à mon fils aujourd'hui j'autorise grand mère à vous faire habiller de neuf je consens à une ripaille de vêtements nouveaux et sortant des ateliers du palais de cristal qu'on change tout, exceptés les petits satins il me les faudra pour taper dessus si à mon retour on a usé trop vite les jolis habits; vous riez monsieur, mais ce n'est pas une plaisanterie car les douze cent mille francs que vous criez partout que petite mère doit rapporter, ne doivent point se dépenser légèrement, que dirait monsieur le vicomte Colonna Walewski alors qu'il aura vingt ans, s'il n'a pas une part de fortune digne du nom qu'il porte ! Ce n'est donc pas maintenant qu'il doit tout dépenser inutilement, tout au contraire c'est amasser qu'il faut mes chers enfants, je ne songe qu'à vous, à votre bonheur à venir, je vous ai mis dans ce monde et je veux faire de mon mieux pour que vous soyez heureux, puisque la fortune est un peu le passe partout des portes de la société, les portes s'ouvriront devant vous, l'argent ne suffit point cependant, mais j'ai la conviction que vous serez riches aussi par le coeur, par les qualités intelligentes et élevées, vos instincts sont bons, votre éducation sera le soleil qui les fera éclore votre petite mère et le monde jouiront du parfum de vos sentiments de votre esprit, vous travaillez n'est-ce pas vous voulez parvenir n'est-ce pas ? Qu'est-ce que c'est qu'un homme qui n'a que son or ? Rien, il faut qu'un homme se serve de sa fortune pour aider le progrès en toute chose, c'est donc l'intelligence qui doit marcher la première, si mes fils ne devaient grandir que pour dévorer dans l'oisiveté le bien être indépendant que je me tue à former pour eux, je demanderais à Dieu de me faire mourir bientôt afin de ne pas voir pareille lâcheté mais mon coeur me dit que je vivrai longtemps mes fils y pourvoiront n'est-il pas vrai mon Alexandre ? Mon petit homme, en pensant à ton bonheur, il est venu de mon coeur au bout de ma plume cette devise : tout pour le bien.

Quand je serai rentrée dans mes foyers je te ferai faire un cachet avec cette devise là, si tu souhaitais avoir ce cachet avant mon retour j'autorise aussi grand mère à te le faire faire chez mon bijoutier rue de la Paix Monsieur Rigaud. On m'apporte un article sur mes premières soirées à Boston, il est malheureusement en anglais, prie ton petit frère Charles de vouloir bien te le traduire il le fera j'en suis sûre avec plaisir.

J'ai reçu un album délicieux et cent fois précieux, comme on voit que tu as bien posé ton portrait est adorable de ressemblance, Gabriel est ravissant de physionomie grand mère est frappante et la belle petite Jeanne donc ! Aussi que n'as-tu pu entendre les cris de surprise et de ravissement qu'ont poussé toutes les folles de tantes papa et Raphaël étaient émerveillés Lia et moi avons fondu en larmes abondantes mais bien douces, Rose a mis trois paires de lunettes les unes sur les autres pour mieux voir qui ? Son petit fils fils et la bête a comme nous pleuré.

Sur ce cher bien aimé enfant je t'adresse un bien long baiser et avec quelle ardeur j'espère vous revoir bientôt ce bientôt s'appelle 7 mois encore ! Mais bah je me porte si bien et nous vivrons si longtemps maintenant.