TABLE RONDE 1er et 2 juin 2007

BESANÇON

Autour de saint Maurice :
Politique, société et construction identitaire.

 

Jean-François NIEUS :

La légende latine de saint Géréon de Cologne

 

La recherche des témoins manuscrits de la Passio Gereonis, tout d’abord, a conduit à plusieurs constatations significatives. Le nombre considérable d’exemplaires conservés – plus de soixante – rappelle que la Passion latine de Géréon a connu après sa rédaction un grand succès dans les principaux centres religieux d’Occident. Un examen des plus anciens parmi ces exemplaires a révélé que la diffusion du texte avait été rapide, s’étendant très tôt à l’ensemble de l’Empire, ainsi qu’au nord de la France et à l’Angleterre. Au bas Moyen Âge, cette importante diffusion a favorisé l’entrée de la Passio dans les collections hagiographiques, mais aussi, sous des formes abâtardies, dans les légendiers abrégés. Les éditions anciennes de Laurent Surius et des Acta sanctorum ne répondant pas aux exigences de l’ecdotique, une nouvelle édition (provisoire) a été réalisée à partir d’un choix de onze manuscrits antérieurs à 1200 dont on s’est efforcé de reconstituer le stemme généalogique. Un légendier de l’abbaye de Saint-Bertin (Bibl. mun. Saint-Omer, 791) occupe une place privilégiée dans ce stemme. La recension a confirmé sont statut de plus ancien exemplaire de la Passio aujourd’hui conservé, même s’il faut désormais lui adjoindre un second manuscrit à peu près contemporain, issu de l’abbaye de Berge près de Magdebourg (Staats- und Universitätsbibliothek Hambourg, Theol. 1727).
Ces deux témoins manuscrits donnent les environs de l’an mil comme terme chronologique de la composition de la Passion. Un ensemble d’indices concordants parle en faveur du dernier tiers du Xe siècle. L’auteur anonyme est un clerc originaire de Cologne, comme le montre sa connaissance intime de l’histoire de la métropole rhénane et de ses monuments ; en revanche, il était sans doute étranger aux chanoines de l’église Saint-Géréon. L’œuvre était à l’évidence destinée à cette communauté, dont l’histoire dans le courant du Xe siècle reste inconnue.
Les antécédents de la légende ont ensuite été étudiés. La mise en relation des martyrs rhénans avec la Légion thébaine de Maurice d’Agaune s’est opérée de manière tardive et artificielle. Quant aux martyrs de Cologne eux-mêmes, ils suscitent encore des hypothèses contradictoires. L’existence d’exécutions pour la foi à Cologne était communément admise ; mais en fait, les seules traces de l’événement – le culte voué aux martyrs – ne remontent pas au-delà du VIe siècle. Dans le cas de Géréon, tout commence avec l’édifice romain qui allait devenir l’église Saint-Géréon, évoquée par Grégoire de Tours. La spectaculaire rotonde construite à la fin du IVe siècle n’était sans doute pas une église, mais si sa fonction primitive reste mystérieuse, à la fin du VIe siècle au plus tard, la construction était vouée au culte de martyrs déjà reliés à la Légion thébaine. Quelques jalons textuels permettent de retracer à gros traits l’élaboration de la tradition colonaise : ses principaux éléments étaient déjà fixés à l’époque carolingienne, voire sans doute mérovingienne.
Il fallut pourtant attendre la fin du Xe siècle pour que la légende de Géréon soit fondue en un récit suivi (rien ne laisse croire à l’existence d’une version antérieure). Ses principales sources littéraires sont la Passion anonyme de saint Maurice, les Histoires d’Orose et le Liber in gloria martyrum de Grégoire de Tours, complétées par le Liber pontificalis, les listes épiscopales de Cologne, la Vita Valerii, Eucharii et Materni, un récit de miracle dérivé de Paul Diacre, et peut-être le Sermo in natali sanctarum virginarum. Ces écrits ne sont jamais repris littéralement. L’hagiographe ne cite qu’un écrivain classique, et ne multiplie pas les échos scripturaires, même s’il est imprégné de la langue biblique. Il est par ailleurs le dépositaire de traditions légendaires : celle de l’impératrice Hélène, probablement inspirée par la métropole de Trèves ; celle des soldats maures, qui dormaient dans une crypte de l’église Saint-Géréon ; celle de Materne, l’évêque fondateur usurpé par les rivaux trévires ; et enfin, celle de l’origine troyenne du peuple franc, qui rehaussait le prestige des martyrs de Xanten. On ne saurait désigner une source d’information précise pour chacune de ces traditions, qui faisaient partie d’un fond commun partagé par les érudits du temps. L’auteur a enfin laissé parler les anciens édifices de la ville, à savoir l’église Saint-Géréon et le sanctuaire méconnu de Saint-Mechtern, dont nous ne savons que ce qu’en dit la Passio Gereonis.
Le style est de bonne tenue, et des éléments de prose rimée attestent un souci stylistique. La méthode de rédaction et les conceptions qui la sous-tendent révèlent un hagiographe singulier. Celui-ci s’écarte fortement des conventions du genre, que ce soit dans son prologue, dans le récit sommaire des martyres ou dans ses notes sur le culte des Thébains après leur mort. Son seul objectif manifeste est de favoriser un rapprochement entre les trois sanctuaires rhénans qui vouaient un culte aux martyrs thébains (Bonn, Cologne, Xanten). Pour le reste, ses intérêts semblent bien être ceux d’un historien : son entreprise visait surtout à reconstituer le passé d’un grand martyr de Cologne, dans un esprit d’érudition tout autant que de dévotion, comme le montre sa maîtrise des concepts historiques, sa connaissance de l’histoire romaine et son goût des origines. L’intérêt soudain pour le martyre de Géréon après des siècles de silence relatif s’inscrit au demeurant dans les orientations politico-religieuses des souverains ottoniens. Ancien saint protecteur de l’armée franque chanté par les Laudes regiae, Géréon était aussi le compagnon de Maurice, qui devint dans la seconde moitié du Xe siècle le saint protecteur de la dynastie.
Au total, la Passion est un document important pour l’histoire religieuse de la Rhénanie. Elle porte à notre connaissance la substance des traditions légendaires qui entourèrent Géréon et ses compagnons. C’est d’abord en cette qualité de source « primaire » qu’elle se révèle essentielle : elle est l’unique texte médiéval qui expose les traditions transmises dans les murs de l’église Saint-Géréon depuis le VIe siècle. C’est ensuite une œuvre empreinte d’originalité. L’auteur aurait pu se contenter de produire un de ces récits insipides empruntés à des modèles séculaires toujours imités. Il a pourtant réussi à se dégager des contingences de son sujet initial pour l’ouvrir à un ensemble de données d’histoire locale, régionale ou générale, et aboutir à un texte qui manifeste une grande liberté de traitement. Ses lectures ne révèlent pas une bibliothèque particulièrement originale, mais les traditions auxquelles il s’est intéressé, parfois à travers une simple allusion, constituent la force vive de son travail et contribuent pour une bonne part à l’intérêt de celui-ci pour l’historien : la Passio Gereonis donne un aperçu unique des « croyances historiques » – religieuses et profanes – qui avaient cours dans la région de Cologne à la fin du premier millénaire ; liées pour l’essentiel aux origines, ces croyances offrent le spectacle d’une Antiquité revisitée dans le contexte culturel et politique de 1’empire ottonien. Si cette inclination pour l’histoire dans un texte voué à l’édification et à la prédication a de quoi étonner, elle semble pourtant refléter une orientation profonde du renouveau intellectuel de la seconde moitié du Xe siècle : celle d’un « effacement de la science sacrée » (P. Riché) au profit de la culture profane, des auteurs classiques et de l’histoire. Ce constat s’applique à l’hagiographie de cette époque, qui intègre les valeurs littéraires classiques aux traditionnels idéaux spirituels de sainteté. Même si la pia curisositas de l’auteur de la Passion de Géréon ne trouve pas d’équivalent dans le reste de la production colonaise du Xe siècle – hormis la fameuse Vita Brunonis –, elle est caractéristique d’une tendance profonde.