Ce 3 juin 1834


A la première lecture votre lettre m'a paru bien cruelle mon Cher Walewski. J'ai pris 24 heures pour réfléchir mûrement sur la réponse que je dois y faire, et je vous parlerai avec toute la franchise que vous désirez, et qui (d'accord avec vous) je pense doit exister entre nous. D'ailleurs l'affection que je vous porte - vous regardant comme ce qu'elle avait de plus cher - l'amour que j'ai pour vos enfants ne me laisse ni sentiment ni arrière pensée à vous cacher. Mon cher Walewski si jamais vous m'aviez trouvé belle-mère exigeante ou importune, je pourrais m'expliquer la répétition deux fois faites de "l'abstraction complète de vous" que je dois faire en ce qui regarde ma décision de rester ou non rester à Paris.


Je vous ai offert de prendre une maison ici, pour l'hiver prochain -car voilà ce qui était ma proposition et non de m'y établir complètement. Le sacrifice aurait été trop grand pour vous d'accepter ou pour moi de faire. Tout en respectant l'indépendance dont vous êtes si jaloux je ne pourrais renoncer à la mienne.


Dans les grands malheurs on s'attache momentanément au moins, à tout ce qui a été cher à l'objet qu'on a perdu. En vous faisant donc cette offre je vous assure qu'il n'entrait d’égoïsme de ma part. Je pensais tout bonnement que pendant la première année de votre veuvage recherchant peu le grand monde, vous vous trouveriez isolé - et que de vous trouver réuni à vos enfants chez la mère de votre femme vous offrirait des consolations, et moi, j'aurais eu celles de surveiller les premiers moments d'une existence aussi fragile que celle d'un enfant qui vient de naître. Mais jamais je ne pensais à vous assujettir,  à vous ôter votre indépendance. Je connais trop le monde, je sais que dans le mariage même on trouve les obligations gênantes, comment donc comme votre belle-mère aurais-je voulu chercher à influencer ou à contraindre vos actions vos obligations ou vos sentiments ? Mais dès le moment que cette idée s'est présentée à vous, je ne puis plus rester à Paris.


Comme vous, j'ai très peu d'affections répandues. Celles que j'ai sont donc concentrées avec plus de force sur le petit nombre qui m'est cher. Je ne suis pas si malheureuse que d'en être totalement dépourvue.


 Le moment que vous me prouvez que je ne suis plus pour vous qu'une étrangère, que je dois attendre de vous à peine les courtoisies de la vie, au-delà de celles qui me seraient rendues par tout homme admis dans ma société (je ne puis comprendre autrement l'abstraction complète que vous me dites je dois faire de vous) je ne veux plus rester dans une ville où je n'ai aucune liaison, aucun lien qui m'y attache. Mon cher Walewski vous devez savoir que l'amour, ni conjugal ni maternel ni l'amitié sociale ne peuvent exister sans réciprocité de sentiments de bons procédés de confiance. L'amour passionné le peut pendant un peu de temps alimenté par la jouissance sensuelle et l'égoïsme, mais que la durée en est courte !


 Pour ce qui regarde la petite, j'étais déjà préparée à vous demander une explication à ce qu'étaient vos intentions sur elle. Si vous vous rappelez une conversation qui a déjà eu lieu entre nous, j'aurai peu de chose à ajouter. Je ne vous parlerai point de tous les soins qu'exige l'éducation, la morale d'une jeune fille. Je sais combien la charge est grave, combien de soucis combien de peines elle entraine, mais ma récompense bien douce, serait la pensée que je remplirais les désirs exprimés par ma fille chérie. La nature fait beaucoup, mais l'éduction perfectionne. Et je vous demande si ce serait facile de trouver une créature aussi jeune, aussi noble, aussi dévouée que celle que vous regrettez. Si vous n'aviez que ma Louise je ne pourrais pas vous demander de me la laisser mais vous avez votre petit garçon, objet de majeure importance pour un père. Mettez-vous à ma place, et je suis persuadée que vous comprendrez qu'ayant tant souffert je ne dois risquer de m'attacher de toutes les forces de mon âme à une créature dont je dois m'attendre à être privée à tout moment. Si vous eussiez le projet de la réclamer ce me serait si cruel de la perdre quand je me serais encore plus attaché à elle que je préfèrerais renoncer dès ce moment au bonheur de l'avoir auprès de moi. Je sais combien les droits d'un père sont sacrés. Ce n'est pas un engagement solennel que je vous demande cher Walewski. Mais je ne puis vivre avec l'épée de Damoclès suspendue par un cheveu au-dessus de ma tête. Je voudrais votre promesse qu'à moins d'une raison majeure vous ne me déchirerez pas le cœur. Vous ne pouvez douter que dans tous ce qui la regarde je ne suive vos désirs complètement. Votre chez vous en Angleterre serait chez moi, et quand vous souhaiteriez je l'amènerais à Paris.


Peut-être n'avez-vous pas remarqué combien la fin de votre phrase est dure et cruelle, et doit m'inspirer peu de confiance. Encore est-elle peu d'accord avec le commencement, la voici en entier :  "Je n'ai pas la force de vous ôter la petite, mais je dois aussi vous le dire je ne m'engage à rien. Si je le croyais nécessaire n'importe quand, vous ne devriez pas être étonnée que je vous la redemande". Si je dois être privée de tout ce qui me reste de ma fille dites-le-moi.


Je laisserai Thérèse ici avec ma petite-fille et je partirai de suite. Vous pouvez bien vous imaginer que dans ce cas chaque fois que je verrai ma petite fille serait m'enfoncer une dague dans le cœur et c'est une agonie que je voudrais abréger. Le comte J... est venu hier presqu'au moment où j'ai reçu votre lettre, il me parla d'un pied-à-terre qu'il avait en vue pour vous et j'ai cru bien faire en lui disant de ne pas trop se presser de vous donner quelque chose qui peut être ne vous conviendrait pas - cette maison serait à eux jusqu'au 15 juillet ce qui lui donnerait le temps de faire tous les aménagements nécessaires.


Mon cher Walewski n'est-ce pas ce qu'elle vous a dit elle-même, qu'elle était si heureuse avec vous, qu'elle vous aimait tant, est la meilleure réponse à la question que vous me faites ? Mais je vous dirai de plus, que je crois qu'elle a été plus heureuse avec vous pendant les deux années qu'elle a été votre femme qu'elle n'aurait été avec toute autre personne. Elle vous aimait avec un dévouement rare et entier et vous savez que tout son bonheur était de vous avoir auprès elle. Aussi étiez-vous parfait pour elle dans sa dernière maladie. Je ne puis rien ajouter.


Je vous prie de me faire savoir au plus tôt ce que sera votre décision par rapport à votre fille.


J'avais déjà appris votre détermination d'aller à Alger. C'est tout ce que vous pourriez faire de plus sage dans le commencement de votre carrière militaire et c'est l'opinion de tous vos amis sans exception. Quoiqu’il arrive mon cher Walewski croyez toujours à mes sentiments d'intérêt et d'affection bien tendre que vous m'inspirez.


Sandwich