Jamais étonnement n'a été égale à la mienne en recevant votre lettre à mon arrivée ici ce soir. Si Caroline a tant souffert c'est grand dommage que vous ne m'en ayez pas dit un mot avant de quitter Cowes. Sa santé ne vous est pas plus précieuse qu'elle ne l'est à sa mère et je me serais attribuée tous les torts plutôt que de lui avoir causé des émotions pénibles. Aussi ce seul mot m'aurait épargné des larmes amères après l'étrange manière dont nous nous sommes séparés. Quand on ne s'explique pas, on peut se tromper en prenant le calme pour de l'indifférence. Et vous-même vous dîtes "qu'elle attache sans le faire paraître une importance à ce que je dis et si j'avais eu la moindre idée qu'elle y était tellement sensible, qu'ils fussent fondés ou non, jamais je ne lui aurais adressé un reproche. Je ne puis pas répondre catégoriquement à votre lettre. Les explications ne finiraient pas. Mais rappelez-vous que quand Harriet a répété des paroles qu'elle croyait être celles dont je m'étais servies sur son compte, vous avez dit "que ce n'était pas précisément cela".


Depuis cinq ans je n'ai pas eu de pensée cachée à Caroline. Je la regardais comme une autre moi-même. Depuis votre mariage je ne crois pas avoir fait de différence entre vous deux. Tous deux vous possédiez également ma confiance, et vous partagiez mon cœur, dont je vous parlais toujours d'abondance. Ce n'est donc pas étonnant que je me sois trouvée blessée, ébahie d'entendre répéter avec exagération ce que j'avais dit la veille. Mais dans ce moment même je ne vous ai pas méconnu au point de croire que vous aviez l'intention de semer de la zizanie entre votre sœur et moi. Je ne vous ai pas demandé, je n'ai pas désiré le secret. Je n'ai jamais voulu cacher mes opinions à Harriet dont la vivacité a mal saisi vos expressions.
Votre femme est digne, bien digne de toute votre estime, de tout votre amour. Plus vous la connaîtrez mieux vous saurez apprécier ses qualités rares, qui ont fait malheureusement peut-être pour moi quelle est ma seule amie dans toute l'étendue du terme.


Je ne sais vraiment quelle réponse faire à la fin de votre lettre. Si vous pensez « qu'il vaudrait mieux que Caroline fasse ses couches à Paris, pour la crainte que si les scènes de Cowes se renouvelaient, elles amèneraient naturellement une rupture entre mes enfants et moi, et que ce moyen serait le seul pour la prévenir » je ne dois certainement pas refuser mon consentement à ce que vous jugeriez avantageux pour elle. Vous connaissez si bien mes idées là dessus, mes désirs enfin, que c'est presque ridicule de parler d'un consentement qu'il faudrait donner le moment que vos désirs seraient d'accord pour le souhaiter.
C'est une ironie amère (mais sans intention je crois de votre part) de douter que cette détermination ne m'afflige. Tous les conseils que je vous ai jamais offerts ont été purement désintéressés.


Jamais je ne demanderais un sacrifice à un de mes enfants pour aucun motif personnel. Si vous et Caroline pensent que vous serez mieux à Paris sous un rapport quelconque, allez-y en emportant ma bénédiction et du fond de mon cœur, et sans doute mes regrets. Mais je vous recommanderais plutôt de ne pas risquer un long voyage dans ce moment avancé de sa grossesse. Et peut être en restant elle éviterait tant soit peu d'émotion qu'elle pourrait éprouver en se séparant de moi. De ma part je lui en épargnerais en restant à la campagne jusqu'après votre départ. Je vous proposerais plutôt de rester à D.. d'où je pourrais m'absenter si cela s'accordait avec vos inclinations mutuelles. Je trouverai facilement un prétexte.

Je ne puis rien ajouter, ma lettre est déjà trop longue.


J'attendrai votre réponse avec beaucoup d'anxiété.


Votre P.S. m'a rassurée sur la santé de Caroline je vous en remercie bien sincèrement.
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Ce dimanche soir