TABLE RONDE 1er et 2 juin 2007

BESANÇON

Autour de saint Maurice :
Politique, société et construction identitaire.

 

Klaus  KRONERT :

Légion thébaine à Trèves



La première mention d’un martyre de la légion thébaine à Trèves date de la deuxième moitié du XIe siècle. L’hagiographe qui a rédigé, entre 1050 et 1072, une Vie d’Agritius, quatrième évêque de la métropole, attesté au début du IVe siècle, s’attarde sur un événement ayant eu lieu avant l’arrivée de son héros à Trèves: Un grand nombre de fidèles avait subi le martyre dans la ville mosellane, à l’époque des empereurs Maximien et Dioclétien 1. Il se réfère à deux écrits qui lui ont servi de sources
- la Passion des martyrs Fuscien, Victoric et Gentien rédigée vers 700, raconte que Rictiovare, préfet sous Maximien et Dioclétien, fit exécuter les chrétiens Fuscien, Victoric et Gentien non loin d’Amiens 2. Une phrase se rapporte à Trèves où Rictiovare s'était rendu et où ses victimes étaient si nombreuses « que les rives d’un affluent de la Moselle devinrent rouges 3 »; l’eau leur avait ensuite érigé le tertre funéraire 4. Certains chercheurs ont considéré cette phrase, la seule du texte concernant Trèves, comme une interpolation 5. Cependant, le manuscrit le plus ancien, Paris BNF 12598, du VIIIe siècle, contient ce passage, qui faisait donc probablement partie de la version originale de la Passion. Quelles sont ses sources?
- la Vie d’Hidulfe lui a appris que trois cents de ces martyrs, ainsi que le corps de Maximin, furent transférés par Hidulfe dans une nouvelle église, Saint-Maximin 6. Au Xe siècle la Vita Ia Hildulfi (BHL 3945) écrit que son héros avait transféré le corps de Maximin au lieu actuel de son culte: Saint-Maximin. Cette information provient de la Vie de Maximin 7. L’auteur de la troisième Vie d’Hidulfe (BHL 3947, 3948) avait ajouté que son héros avait déposé, dans cette crypte, trois cents martyrs de la légion thébaine 8. Ce texte, rédigé à Moyenmoutier certainement entre 1030 et 1047 9, est suivi par un écrit consacré aux gestes des successeurs d’Hidulfe (BHL 3949): De successoribus sancti Hildulfi 10. Il explique qu’à l’époque de l’abbé Leutbald, premier successeur d’Hildulfe, le corps d’un martyr thébain, Boniface, fut transféré de Trèves à Moyenmoutier 11. Cette relique était tombée dans l’oubli jusqu’à ce que le saint, mécontent, se manifeste à un moine de Moyenmoutier pour qu’il exhorte sa communauté à vénérer ses reliques. Se présentant comme soldat de la légion thébaine, il lui fit le récit de sa mort et de la translation de ses reliques de Trèves à Moyenmoutier. Après avoir précisé que sa tête était restée dans la métropole mosellane, il demanda que l'abbé soit informé de son apparition 12. Le corps fut trouvé à l’endroit indiqué 13. Nous lisons également dans la Vie d’Agritius que d’autres reliques des martyrs - Hidulfe n’en avait transféré que trois cents à Saint-Maximin - étaient dans un puits; le passage s’achève par la remarque que Félix, évêque de Trèves à la fin du IVe siècle, avait construit un monastère en l’honneur de ces saints et de Marie, où repose le corps de Paulin. C'est la future abbaye Saint-Paulin et l’affirmation de l’hagiographe disant que cette communauté était aussi sous le vocable des martyrs s’appuie sur une tradition orale: il suggère que l’abbaye était devenue un lieu de conservation des reliques des martyrs de Trèves.
Peu après, en 1072, les chanoines de Saint-Paulin ‘découvrirent’, dans la crypte de leur abbaye, une plaque en plomb et des sarcophages antiques. L’inscription de la plaque (BHL 8283) précise que les morts, enterrés dans « cette » crypte, sont des martyrs de la plus haute noblesse. Rictiovare, préfet de l’empereur Maximien, avait pénétré dans Trèves afin de persécuter les soldats de la légion thébaine. Sa fureur avait fait d’innombrables victimes parmi les habitants de la ville et ses dirigeants chrétiens. Ils étaient enterrés « ici », près de la tombe de Paulin. Plus de la moitié de l’inscription est consacrée à la description des emplacements des sarcophages et des saints qu’ils contiennent. La fin du texte décrit le déroulement du carnage: Rictiovare a tué, un 4 octobre, les thébains, le lendemain, les plus hauts représentants de Trèves, et le troisième jour une grande partie de la population. cette découverte était une mise en scène et pour contrecarrer les doutes qui semblent avoir existés, les chanoines écrivirent l'Historia martyrum treverensium (BHL 8284). La deuxième partie est consacrée à l’invention : après avoir évoqué que les chanoines de Saint-Paulin étaient tristes que les reliques des martyrs de Trèves mentionnés dans la Passio Gentiani et Victorici, aient disparues, l’hagiographe relate qu’une moniale de Saint-Irmina-Oeren avait eu une vision permettant de découvrir une hymne en l’honneur de saint Paulin. Ce texte suggérait que les corps des victimes de Rictiovare étaient dans la crypte de Saint-Paulin, dont l’ouverture mena à l’invention des reliques et la découverte de l’inscription qui a permis de les identifier.
En 1072, les chanoines étaient persuadés être en possession de quelques-uns de leurs corps. Les enjeux politiques de cette inventio permettaient aux chanoines de Saint-Paulin de s’imposer comme premier lieu de culte pour les martyrs de Trèves, ce que les moines de Saint-Maximin revendiquaient également. Mais, il semble que les ambitions des chanoines allaient plus loin, car sous le pontificat d’Eberhard (1047-1066), Saint-Paulin, qui dépendait de l’archevêque, gagna de l’influence14. Etant donné que le métropolitain mosellan était un rival de son homologue de Cologne, certains passages de l’Historia martyrum treverensium montrent que les chanoines de Saint-Paulin étaient impliqués dans cette rivalité: l’auteur évoque brièvement le martyre de la légion thébaine, ne mentionne à côté de Thyrsus que Maurice et Secundus. Le premier était incontournable, le deuxième, vénéré à Vintimille, était peu connu. À sa place, on aurait attendu d’autres chefs, plus célèbres et vénérés dans les régions rhénanes: Cassius et Florent de Bonn, Victor de Xanten et Géréon de Cologne. L’absence de Géréon semble un oubli délibéré. Dès le Xe siècle, le culte de ce martyr était très solidement établi dans la ville qui avait été l’adversaire de Trèves, dans la querelle sur la primatie. L’importance de Géréon s’accrut avec une Passio rédigée à Cologne sous le pontificat d’Annon (1056-1075), qui 15 avait fait des travaux à Saint-Géréon, sa nouvelle crypte fut consacrée en 1067 16. La découverte des thébains dans la crypte de Saint-Paulin peut être une réponse au culte de Géréon. que celui-ci n’ait pas été mentionné dans l’Historia se comprend: l’hagiographe voulait éviter de faire de la ‘publicité’ au concurrent. L'hagiographe d'Agritius, premier auteur trévirois à avoir mentionné un grand carnage à Trèves au IIIe siècle, a immédiatement fait foi, plusieurs communautés de la ville revendiquèrent la possession des corps, et Saint-Paulin défendait les intérêts du métropolitain mosellan contre Cologne. Trèves était devenue lieu de martyre et de vénération pour les soldats thébains.

1 Vita Agritii, cap. 9-10, AASS Ian. I, p. 774sq.

2 Cf. Passiones Fusciani, Gentiani et Victorici: Passio Ia (BHL 3226), AA SS Belgii I, p. 166-169; Passio IIa (BHL 3224), SALMON, p. 123-157; les deux textes sont partiellement édités par SAUERLAND (éd.), dans: Trierer Geschichtsquellen, p. 120-124.

3 Ibid. cap. 9, p. 774: …ut sanguinis rivuli defluentes in flumen aquae permixti eam in suum colorem converterent, ut naturali claritate remota, peregrino magis quam proprio colore ruberent.

4 Vita Fusciani et soc. (BHL 3226), cap. 3, SAUERLAND (éd.), p. 120, 121: Ingressus (Rictiovarus) itaque urbem super Musellam amnem conditam, quae Treveris nuncupatur, tam ingenti crudelitate christianos caedi praecepit, ut rivoli in flumen Mosellae defluentis latices unda sanguinis rubricaret et limpha gurgitis inhumatis sanctorum martyrum corporibus praeberet tumulum, ut redintegrata compage corporum futuro eos reformet iudicio.

5 Cf. HEYEN: Die Öffnung de Paulinus-Gruft, p. 27sqq; cf. KRÖNERT: La construction du passé, p. 413sq.

6 Vita Agritii, cap. 10, AA.SS. Ian. I, p. 774sq.

7 Vita Ia Maximini, cap. 9, AASS Mai. VII, p. 23: Tunc. sancti Dei, Hidulphus videlicet, Clemens, et Lothbertus, cognoverunt, quod vir beatus ( videlicet Maximinus) de ipsa vellet egredi crypta, et se ad locum ubi nunc. adoratur, transferri…; Vita Ia Hidulfi, cap. 6, AASS Iul. III, p. 122: Inter magnifica namque opera quae multiplicia gessit, corpus beatissimi Maximini ex cripta, ubi illud beatus Paulinus praesul magni meriti ex Aquitania revectum tumulaverat, in domum, qua nunc. veneratur, transtulit; Cf. également GOULLET: Les saints du diocèse de Toul, p. 75.

8 Cf. Vita IIIa Hildulfi (BHL 3947-48), cap. 11, AASS Iul. III, p. 231: In quo pariter imposita sunt trecentorum Martyrum Thebeae legionis corpora, quem locum sic. nobilitavit supellectile ac. fundis, replevit coenobitis, ut ex tunc. nullatenus inferior videatur episcopio ipsius urbis.

9 M.GOULLET, Les saints du diocèse de Toul, p. 80, 81.

10 Ibid. p. 78, 80sq.

11 De successoribus Hildulfi, cap. 1, MGH SS IV, p. 87: Penultimo interea iam memorati domni abbatis Leutbaldi anno, ab incarnatione vero domini nostri Iesu Christi 703. venerabile corpus sancti Bonefacii martyris, ablatum Trevirorum populo, divinitatis ope illatum est Mediano cenobio.

12 Ibid. cap. 9, p. 90: Scias me Bonefacium nominari, gloriosae legioni Thebeorum martyrum numero et merito sociari.

13 Ibid. cap. 9, p. 91; cf. également HEYEN: Die Öffnung der Paulinus-Gruft, p. 33sq.

14 Cf. HEYEN: Das Stift. St. Paulin vor Trier, p. 94sq.

15 il avait essayé d’étendre son influence sur l’Eglise mosellane, en envoyant son neveu Cunon à Trèves, à quoi les Trévirois avaient réagi en l’assassinant, il fut honoré comme martyr à Tholey.

16 Monumenta Annonis, Köln und Siegburg, Weltbild und Kunst, p. 127sqq.