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Notes historiques rédigées par le chanoine Léon Dupont Lachenal en 1973


Extrait de : Léon Dupont Lachenal, L'Abbaye de Saint-Maurice d'Agaune : Notes historiques. Tiré à part des Echos de Saint-Maurice, 1973, n° 1, p. 60-72 et n° 2, p. 86-95.

 

 

I. L'Abbaye de Saint-Maurice d'Agaune


 

Les Martyrs

L'Abbaye de Saint-Maurice d'Agaune est intimement liée, par ses origines et par son histoire plus que millénaire, à la petite cité valaisanne qu'elle avoisine. Dans l'étroit défilé où le Rhône s'échappe du Valais pour courir vers le Léman, puis vers la Gaule, une localité s'était formée dès l'époque préhistorique, ainsi qu'en témoignent l'archéologie et la toponymie : le toponyme, Acaunus, est, en effet, d'origine celtique et fait allusion à la montagne rocheuse et pointue qui domine le site. A l'époque romaine, qui s'étend, ici, du règne d'Auguste au milieu du Ve siècle, le toponyme évolue en Acaunum, puis Agaunum, et laisse sa trace dans deux stèles élevées par des percepteurs de péage. C'est là que passe la voie romaine qui, par le Summus Penninus ou Mons Jovis, aujourd'hui le Grand-Saint-Bernard, relie l'Italie, la Gaule septentrionale et la Germanie rhénane. Cette route verra passer non seulement les marchands, qui l'empruntent depuis toujours, selon le témoignage même de César, mais aussi les fonctionnaires de l'Empire et les soldats, comme le montre l'épigraphie.

Précisément, sous le règne simultané de Dioclétien et de Maximien (285-291), une troupe fut appelée d'Orient pour appuyer Maximien qui avait à faire face aux insurrections des Bagaudes et aux incursions des Alamans. Saint Eucher, qui raconte leur histoire, dit qu'on les appelait Thébains, du nom de Thèbes en Haute-Egypte, et cela peut s'entendre soit qu'ils en étaient originaires, soit qu'ils y avaient tenu garnison, car l'Egypte, mal soumise à l'Empire, devait être constamment tenue par les légions de Rome. Le corps qui nous occupe était chrétien et avait Maurice pour chef. Quand Maximien, au défilé d'Agaune, voulut contraindre les soldats chrétiens à agir contre leur conscience, en s'engageant à pourchasser les chrétiens ou en portant leurs hommages aux dieux païens, ils préférèrent mourir par fidélité à leur foi. Tel est, comme on l'a dit, le grand souvenir martyrologique et militaire qui est à l'origine de l'Abbaye de Saint-Maurice.

 

La première basilique

Le premier évêque du Valais, saint Théodore, qui avait son siège à Octodure, aujourd'hui Martigny, à 15 km. d'Agaune, et dont le concile d'Aquilée, près de Venise, auquel il prit part, en 381, nous fournit une date sûre, éleva au pied de la falaise rocheuse d'Agaune la première chapelle et y recueillit les restes des Martyrs. Bientôt, des pèlerins accoururent ; le sanctuaire fut agrandi et un hospice construit : c'est ce que nous montre saint Eucher, évêque de Lyon, dans le second quart du Ve siècle, qui écrivit la Passion des Martyrs d'Agaune (Passio Acaunensium Martyrum).

Au milieu de ce même siècle, la situation politique du pays change : à la domination romaine succède le royaume des Burgondes. Aux environs de 500, la basilique d'Agaune paraît avoir eu pour chef saint Séverin, dont la Vita, écrite au plus tard vers l'an 800, rapporte qu'il dirigea pendant une trentaine d'années la communauté de ses desservants. L'Abbé Séverin (on sait en effet que le titre d'Abbé est souvent donné en ces temps-là aux chefs de basiliques célèbres, comme Saint-Denis près de Paris ou Saint-Martin à Tours) accueillait les pèlerins, les réconfortait et s'était acquis la réputation d'un thaumaturge. Aussi Clovis, malade, le fit-il appeler près de lui, à Paris, vers 510. Sur le chemin du retour, Séverin mourut à Château-Landon (Seine-et-Marne) où s'éleva plus tard l'Abbaye de Saint-Séverin.

 

La période monastique

Mais l'institution monastique proprement dite à Agaune date de 515. Elle est due à la piété et à la munificence d'un prince burgonde, Sigismond, que son père, le roi Gondebaud, avait associé au pouvoir depuis 513. Converti de l'arianisme au catholicisme par saint Avit, évêque de Vienne, c'est en se concertant sans doute avec cet illustre pontife que Sigismond fonda le monastère d'Agaune, Monasterium Acaunense, en 515. Le jour de son inauguration, le 22 septembre 515, Avit prononça l'homélie, dont le texte est conservé par deux manuscrits du VIe siècle à la Bibliothèque Nationale de Paris. Le premier Abbé de la nouvelle institution, Hymnémode, était venu de Grigny, au sud-ouest de Lyon ; mais il mourait déjà au début de 516. Son successeur fut le grand Abbé Ambroise (516-520), venu lui aussi de la région lyonnaise, du monastère de l'Ile-Barbe ; c'est à lui qu'incomba la tâche de construire une nouvelle basilique et d'y organiser la psalmodie perpétuelle, de jour et de nuit, cette Laus perennis qui, selon le témoignage de Mgr Besson, sera la grande spécialité du monastère d'Agaune au point que, lorsqu'elle fut instituée plus tard dans divers monastères des Gaules, on prit toujours soin d'indiquer que c'était à l'imitation d'Agaune : ad instar Agaunensium. Cinq chœurs assuraient cette permanence de la prière ; quatre d'entre eux portaient les noms des monastères du Royaume dont étaient tirés leurs premiers membres : Grigny, L'Ile-Barbe, Condat (aujourd'hui Saint-Claude) et Romainmôtier (Vaud) ; le cinquième groupe, formé sans doute des anciens desservants du sanctuaire d'Agaune et de nouvelles recrues, est désigné par le nom de son chef : domnus Probus.

Cette première période de l'Abbaye sigismondine dura environ trois siècles. Avec la psalmodie, les moines d'Agaune font de leur monastère un centre spirituel, culturel et administratif. Divers écrits nous sont parvenus de cette activité : transcriptions de la Passio Martyrum d'Eucher ; rédaction de la vie des trois premiers Abbés (Vita Abbatum Acaunensium); épitaphes de plusieurs Abbés et moines, dont celle d'Ambroise, en vers acrostiches, témoigne de leur recherche littéraire ; vie et passion de leur fondateur, saint Sigismond ; catalogue des douze premiers Abbés ; divers textes liturgiques enfin : l'hymne Alma Christi quando fides en l'honneur des Martyrs Thébains, et des Messes de saint Maurice et de saint Sigismond avec des Préfaces propres. Ils restent en relations étroites avec les moines de Condat, qui leur dédient la vie de leurs fondateurs (Vita Patrum Jurensium). Ils tiennent une école monastique, dont parle Grégoire de Tours en racontant l'histoire merveilleuse d'un élève qui était mort et dont sa mère continuait d'entendre la voix mêlée au chœur des moines. Un notable de Grenoble, Héliodore, amena aussi à l'école d'Agaune son fils qui deviendra moine à son tour et sera saint Amé ; après trente ans passés au monastère, il se retirera dans la montagne qui domine celui-ci, où le sanctuaire de Notre-Dame du Rocher ou du Scex (de Saxo) perpétue son souvenir. Plus tard, saint Eustase entraînera saint Amé dans les Vosges, où il répandra le culte de saint Maurice, deviendra Abbé de Remiremont et mourra vers 630.

Grégoire de Tours, parlant de la fondation du monastère d'Agaune, mentionne ses basiliques. On a émis l'hypothèse que les chœurs des moines assuraient la psalmodie perpétuelle en se relayant entre divers sanctuaires. Outre la basilique principale, celle des Martyrs, on connaît la chapelle de Saint-Jean qui prendra le nom de Saint-Sigismond après que l'Abbé Vénérand y eut déposé, en 537 probablement, les restes du roi qu'il était allé chercher près d'Orléans ; c'est là en effet que le roi burgonde, tombé captif du roi franc Clodomir, avait été massacré en 524. Son tombeau, à Agaune, attirera les malades, particulièrement les fébricitants, rapporte Grégoire de Tours. De plus, les bulles pontificales nous font connaître les sanctuaires de Saint-Laurent, de Notre-Dame Sous-le-Bourg et de l'Hospice Saint-Jacques.

Dès l'origine, l'Abbaye possède son baptistère. Des privilèges pontificaux et royaux la placent sous l'immédiate dépendance du Siège Apostolique, et dès le haut Moyen Age, elle est citée, avec Farfa et Lérins, parmi les monastères-types de l'exemption.

 

Enjeu des princes

D'autre part, l'Abbaye possède un vaste domaine temporel, avec bourgades et hameaux, qu'elle tient de la générosité de son fondateur et d'autres princes. Ce domaine est dispersé non seulement dans le Valais actuel, mais en Suisse romande, dans la vallée d'Aoste, la Savoie, le Dauphiné et la Franche-Comté. Le monastère veille à la vie spirituelle des populations par la création de chapelles qui prépareront la fondation des paroisses. Sur le plan matériel aussi, l'administration des domaines abbatiaux développe l'économie rurale et prépare l'organisation temporelle. Notons encore que, au VIIe siècle, le monastère frappe monnaie.

Ce vaste complexe, s'il faisait de l'Abbaye une puissance, devait exciter les convoitises des princes. Aux environs de 730 déjà, un chef laïc, le duc Norbert, s'empare de la dignité abbatiale. Puis, pendant près d'un siècle, de 760 à 856, quatre prélats sont en même temps Abbés de Saint-Maurice et évêques de Sion. En 856, le duc Hubert usurpe l'Abbaye et, dès lors, celle-ci est disputée entre les princes qui tiennent à sa position géographique, sur la route transalpine, autant qu'à ses domaines dont ils disposent à leur gré. La défaite et la mort du duc Hubert à Orbe, en 864, met l'Abbaye au pouvoir du vainqueur, Conrad, puis de son fils Rodolphe, cité comme Abbé laïc dès 872, et qui fonde à Saint-Maurice même, en 888, le second royaume de Bourgogne. L'Abbaye demeure une possession royale pendant toute la durée du royaume. La mort de Rodolphe III, en 1032, ne libère pas le monastère, qui passe alors aux mains de la Maison de Savoie pour un siècle encore.

Durant cette longue période d'assujettissement aux dynasties successives, la vie religieuse avait naturellement évolué à l'Abbaye, où les moines avaient été remplacés, dès le IXe siècle, par des chanoines qui suivaient probablement la Règle que le concile d'Aix-la-Chapelle en 817 avait fixée en s'inspirant des règlements de saint Chrodegang, évêque de Metz. La dignité abbatiale étant retenue par les princes, la communauté est dirigée par des prévôts ou des prieurs. Parfois cependant, les princes laissent le titre d'Abbé à des membres de leur parenté, comme Bourcard le Grand, frère de Rodolphe III, qui apparaît d'abord comme prévôt, de 982 à 1001, puis comme Abbé, de 1001 à sa mort, survenue entre 1027 et 1032. Il reconstruisit l'abbatiale de Saint-Maurice, avec sa tour romane qui demeure aujourd'hui encore. Bourcard était en même temps archevêque de Lyon ; d'autres prélats, évêques d'Aoste ou archevêques de Lyon, interviennent encore, durant le XIe siècle, comme prévôts ou abbés.

 

La réforme canoniale

L'intervention de saint Hugues, évêque de Grenoble, convainc le comte Amédée III de Savoie de mettre fin à la mainmise de sa famille sur l'Abbaye, afin de permettre la réforme de celle-ci sous la Règle de saint Augustin, en 1128, et le Pape Honorius II approuve cette réforme, qui ouvre une nouvelle période dans l'histoire de l'Abbaye. Celle-ci, devenue monastère de chanoines réguliers, bénéficie de l'amitié et de l'appui des Ordres nouveaux : les cisterciens et les chartreux, ainsi que d'une pléiade de saints prélats issus de ces ordres : Guérin, évêque de Sion ; Amédée, évêque de Lausanne ; Pierre, archevêque de Tarentaise ; Anthelme, évêque de Belley ; Ayrald, évêque de Maurienne. Le 25 mai 1148, le bienheureux Eugène III, rentrant de France en Italie, consacre personnellement l'abbatiale qui vient d'être reconstruite. Un atelier d'art, formé dans l'Abbaye, produit des œuvres d'orfèvrerie pour le service de l'église, telles que reliquaires et autels.

L'Abbaye entretient des relations étroites avec les autres communautés canoniales de la région, en particulier avec les Abbayes d'Abondance et de Sixt, qu'elle a contribué à créer, et elle forme avec celles-ci et quelques autres monastères de Savoie une sorte de Congrégation. Le bienheureux Ponce († 1178) qui, après avoir été, selon la tradition, chanoine d'Agaune, était devenu Abbé de Sixt, puis d'Abondance et de nouveau Abbé de Sixt, illustre cette union et incarne l'idéal canonial.

Par une bulle de 1178, le Pape Alexandre III prend sous la protection immédiate du Saint-Siège l'Abbaye de Saint-Maurice, avec toutes ses dépendances. En 1196, Célestin III accorde aux Abbés l'usage de la mitre et de l'anneau aux principales solennités, faveur qui compte parmi les plus anciennes concessions de ce genre faites par les Papes à des Abbés de monastère. En 1245, Innocent IV renouvela ce privilège en accordant à l'Abbé Nantelme et à ses successeurs à perpétuité, sans restriction, la mitre, l'anneau et les autres pontificalia ; cette faveur, Innocent IV l'accorde, dit-il, en considération de la régularité de la vie religieuse, de la dignité du culte et des reliques précieuses qui font l'honneur de l'Abbaye.

La même année, le comte Amédée IV de Savoie confirme les droits de chancellerie ou notariat que l'Abbaye possède de temps immémorial.

L'Abbé Nantelme, dont le long abbatiat (1223-1258) marque une période de l'histoire abbatiale, voue une attention toute particulière aux restes vénérés de saint Maurice et de ses compagnons martyrs, qu'il retire de la crypte le 26 octobre 1225 pour les placer dans une châsse en l'église elle-même. Cette « rélévation », que préside l'archevêque de Vienne sur le Rhône, donne un nouvel élan au culte des Martyrs, dont plusieurs églises de Suisse et de France sollicitent des reliques. Louis IX lui-même en demande et obtient ; en retour, il donne à l'Abbaye en 1262 une épine de la Couronne du Christ qu'il a acquise des empereurs de Constantinople en 1239 ; il manifeste aussi sa sympathie en fondant à Senlis un prieuré royal rattaché à l'Abbaye de Saint-Maurice.

 

Collégiale

Sous le règne de l'Abbé Jacques d'Ayent (1292-1313) et par l'effet de divers règlements capitulaires, l'Abbaye évolue du statut communautaire vers celui d'une Collégiale, où les chanoines, tout en conservant entre eux des liens étroits, spécialement dans la prière, acquièrent une autonomie personnelle toujours plus large. Les diverses fonctions se constituent en prébendes distinctes : on a ainsi à côté de la mense de l'Abbé, les prébendes du sacriste, du chantre, de l'aumônier, du marguillier. La fonction même du prieur, héritée de la vie religieuse, finit par disparaître vers 1355 ; dès lors, le sacriste devient le premier officier après l'Abbé, et il fait même figure de seigneur sur quelques territoires. Pourtant demeure l'attachement à l'Abbaye qu'on désigne sous les expressions de « pieux et dévot monastère ». La liturgie forme le lien essentiel et, à la veille de la Réforme, l'Abbé Jean IV Bernardi d'Allinges fait procéder à une révision des Offices propres qu'il fait approuver par Alexandre VI en 1499. L'incendie qui, en 1560, ravagea l'Abbaye, et l'effondrement des voûtes du chœur, causé par un éboulement de la montagne voisine, en 1611, entraînèrent la perte des livres liturgiques, mais, à chaque fois, les chantres Jean Troillet d'abord, Henri de Macognin ensuite, reconstituèrent sans tarder les coutumiers liturgiques. Après chaque catastrophe, on eut à cœur aussi de reconstruire l'abbatiale. Des récits de voyageurs nous montrent que l'Abbaye, avec son trésor de reliques et ses Offices, demeurait un centre spirituel, et un acte notarié de 1505 désigne l'abbatiale comme « église collégiale, église-mère et paroissiale ». L'Abbaye continue en effet de veiller à la vie spirituelle des paroisses qui lui sont rattachées, notamment celles de Saint-Maurice, de Lavey, de Salvan, de Bagnes, de Vollèges, de Choëx, et d'autres plus éloignées.

Si l'Abbaye a perdu ses domaines les plus lointains, elle continue cependant d'exercer l'autorité temporelle sur les seigneuries plus proches : en Chablais, en Valais et dans le Pays de Vaud. Aux XIIe et XIIIe siècles, elle administre ces seigneuries par des ministériaux : vidomnes ou métraux, mais par la suite, à l'exemple des princes savoyards et des évêques de Sion dans leurs territoires, elle remplace ces fonctionnaires par des châtelains plus malléables, parce que nommés librement et toujours révocables. Pourtant, de 1570 à 1798, c'est à la famille de Quartéry, de Saint-Maurice, que les Abbés confièrent le plus souvent la charge de grand-châtelain de la vallée de Salvan, de Vérossaz et de Choëx. Les Abbés usent de leur pouvoir législatif en édictant des ordonnances comme en accordant des franchises aux communautés civiles ; ils détiennent aussi le pouvoir judiciaire qu'ils organisent en créant des tribunaux dans leurs divers territoires, entre autres Lavey, Salaz, Vouvry, Oron.

Mais les bouleversements qui, en 1475 d'abord, en 1536 ensuite, élargirent la domination valaisanne jusqu'au Léman, de même que l'extension des républiques bernoise et fribourgeoise dans le Pays de Vaud, portèrent un rude coup à la puissance temporelle de l'Abbaye en plaçant celle-ci dans la dépendance du pouvoir civil dont elle dut reconnaître la souveraineté et sous laquelle seulement elle put continuer d'exercer le pouvoir immédiat. Lors du renouvellement de l'alliance entre le Valais et les sept cantons catholiques de la Suisse, en 1555, l'Abbaye tenta de se faire admettre comme partie participante, mais les sept Dizains valaisans s'opposèrent à cette admission, en déclarant qu'ils assumaient eux-mêmes la protection de l'Abbaye. L'incendie de 1560 ne causa pas seulement des ruines matérielles, mais obligea l'Abbaye à aliéner terres et revenus pour rebâtir le monastère. Acculé par les nécessités et les épreuves, l'Abbé Jean V Miles, par des actes du 12 juin 1570 et du 22 mai 1571, plaça sa Maison sous la «protection» de l'Etat, c'est-à-dire dans sa dépendance, ce qui amena l'ingérence de l'Etat dans l'administration abbatiale, les élections d'Abbés et jusque dans le recrutement des religieux. Découragé par tant d'épreuves, Miles mourut en février 1572.

De 1587 à 1604, la dignité abbatiale est détenue par un prélat originaire du Haut-Valais, Adrien de Riedmatten, qui devait son autorité à la puissance de sa famille et à la protection de l'Etat. D'autre part, en 1590, l'Abbaye dut lutter pour conserver les reliques de saint Maurice, que le duc de Savoie voulait, avec l'accord de l'Etat du Valais, faire porter à Turin ; cette exigence se ramena finalement à un compromis et un partage. Enfin le 3 janvier 1611, un éboulement écrasa l'abbatiale. L'Abbaye semblait bien près de sa ruine définitive.

 

Renouveau

Malgré tant d'adversités, la Providence veillait et allait susciter les énergies nécessaires à un renouveau. En juin 1614, l'Abbé Pierre III Du Nant de Grilly pose la première pierre de l'abbatiale actuelle. C'était une œuvre de foi, qui ne progressa que lentement, faute de ressources. Pour faire face à la situation, les chanoines reprirent la vie commune et, avec les encouragements pressants des Nonces, la construction de la basilique s'accompagna d'un retour à plus de régularité. Le 20 juin 1627, le Nonce Alessandro Scappi consacra la nouvelle église.

L'Abbé Pierre IV Maurice Odet (1640-1657) s'efforça de consolider ce renouveau religieux en supprimant les prébendes et en restaurant la charge priorale. Mais s'il réussit à assurer la vie communautaire, la communauté oscilla longtemps encore entre un statut régulier et celui d'une collégiale séculière. Jusque durant le XVIIIe siècle, les hésitations se poursuivirent et il fallut l'intervention du Nonce Domenico Passionei en 1722 pour établir la vie religieuse sur de solides Constitutions.

La fin du XVIIe siècle fut attristée par un terrible incendie qui réduisit l'Abbaye en cendres avec la plus grande partie de la ville et causa la mort de dix-huit personnes dont deux chanoines. Ce fut le mérite de Nicolas II Camanis, d'abord comme procureur, puis comme Abbé (1704-1715), de relever les ruines en construisant l'Abbaye actuelle et en restaurant l'église qui, ravagée, était cependant restée debout.

Dès le XVIe siècle, l'Abbaye s'était ouverte à l'humanisme. L'Abbé Barthélémy IV Sostion (1521-1550) avait fait bon accueil à Johannes Stumpf, de Zurich, comme à Sébastien Munster, de Bâle, qui ont écrit des Chroniques célèbres. Le successeur de Sostion, Jean V Ritter (1550-1572) avait, selon la mode humaniste, latinisé son nom en Miles, et il rassembla des notes sur l'histoire de son monastère ; il prit part au Concile de Trente et à des Diètes impériales, correspondit avec le Nonce Giovanni Volpe, joua un rôle dans la défense de la foi en Valais et fut même appelé à intervenir dans la réorganisation religieuse du canton de Soleure. L'humaniste Josias Simmler, de Zurich, dédia à l'Abbé Martin II de Plastro (1572-1587) la dernière partie de sa Descriptio Vallesiae, comprenant la Passion des Martyrs, l'Eloge du Cardinal Schiner et le Traîté des eaux thermales du Valais.

Si bien inauguré, le mouvement se poursuivit au XVIIe et au XVIIIe siècle, où, bénéficiant de la paix dont jouissait le Valais, des chanoines de l'Abbaye purent se livrer à des travaux d'érudition. Le chanoine Henri de Macognin († 1649) compila des notes, documents et Offices liturgiques dans un cartulaire. Son contemporain et émule, le chanoine Gaspard Bérody († 1646) rédige des pièces de théâtre qu'il fait jouer en ville ; il tient surtout une chronique de son temps qui est une mine abondante de renseignements sur tous les aspects de la vie de la cité et du pays à cette époque. Mais il faut surtout nommer Jean VI Jodoc de Quartéry, d'abord chanoine de Sion, puis de Saint-Maurice, enfin Abbé (1657-1668), qui, par ses nombreux recueils de notes et documents, est l'un des principaux historiographes du Valais au XVIIe siècle ; mentionnons surtout sa contribution fondamentale à l'histoire de l'Abbaye par sa Nomenclatura Abbatum, à laquelle il apporte toute la critique possible en son temps. Après lui, il faut citer encore un autre Abbé, Louis Charléty (1719-1736), qui a transcrit tous les documents essentiels de l'Abbaye dans trois recueils in-folio. De son côté, le chanoine Hilaire Charles (1717-1782) réorganisa les archives abbatiales dont il dressa l'analyse dans deux gros volumes qui constituent aujourd'hui encore la base de toutes les recherches.

 

L'époque contemporaine

Les séquelles de la Révolution française ne tardent pas à se faire sentir en Bas-Valais où, dès 1790, l'agitation gagne la région de Monthey. La Révolution triomphe en 1798, renversant les cadres de l'Ancien Régime et les remplaçant par la constitution unitaire de la République helvétique. Comme tous les autres seigneurs ecclésiastiques, comme tous les patriciats urbains, l'Abbaye de Saint-Maurice perd les derniers vestiges de ses anciens droits temporels. De plus, elle est menacée jusque dans son existence par l'interdiction de recevoir des novices.

L'Abbé Joseph III Exquis (1795-1808) eut le mérite, par sa conduite prudente et réaliste, de sauver l'Abbaye en dépit de tous les tracas : inventaires forcés, troupes en garnison, rançons exigées... Lorsque le Valais eut recouvré, en 1802, une indépendance relative comme République autonome, Exquis négocia la reprise par l'Abbaye du Collège de Saint-Maurice, créé au XVIe siècle et disparu à travers les troubles révolutionnaires. Cette restauration demanda des négociations serrées avec la Ville de Saint-Maurice, à qui le Collège appartenait avant 1798, avec l'Etat du Valais, avec la Nonciature et le Saint-Siège. La réouverture du Collège, installé désormais dans l'enceinte de l'Abbaye, se fit en automne 1806. Dès lors, l'enseignement et l'éducation devinrent l'une des activités essentielles de l'Abbaye.

L'annexion du Valais à l'Empire français, sous le nom de Département du Simplon, en 1810, allait remettre en question l'existence de l'Abbaye. Mais à travers les bouleversements qui se succédaient depuis 1798, le Valais eut la chance d'avoir en Charles-Emmanuel de Rivaz un magistrat de premier plan, qui sut conduire le pays de l'Ancien Régime aux formes nouvelles de gouvernement en lui faisant adopter les transformations souhaitables et en lui épargnant les excès. De Rivaz assura le maintien de l'Abbaye en proposant son union à l'Hospice du Grand-Saint-Bernard, dont Napoléon appréciait les services sur un col dont il connaissait l'importance militaire. A la chute de Napoléon, les deux Communautés reprirent leur vie indépendante. Mais les luttes politiques qui déchirèrent le Valais et la Suisse entre 1830 et 1848 suscitèrent de nouveaux dangers ; ils furent surmontés grâce à l'habileté de l'Abbé Etienne Bagnoud et à ses relations. Toutefois, les nouvelles autorités issues du renversement politique de 1848 supprimèrent les cours supérieurs du Collège abbatial pour réserver le Lycée à Sion ; le cours de Philosophie sera rétabli en 1859, puis celui de Physique, à titre libre d'abord, en 1898. En revanche, de 1852 à 1859, l'Etat confia à l'Abbaye les cours d'été d'Ecole Normale.

Le Collège est régi par une convention entre l'Abbaye et l'Etat, qui reconnaît le caractère officiel à l'établissement. Construit dans de nouveaux bâtiments modernes, inaugurés en 1961, il compte environ 800 élèves, répartis dans les différentes sections : littéraire (types A, B et latin-sciences), scientifique (type C) et commerciale (Diplôme et Maturité).

Outre le Collège de Saint-Maurice, l'Abbaye apporte sa direction et sa collaboration au Collège de Bagnes (depuis 1863), au Collège Saint-Charles à Porrentruy (depuis 1925), à l'Ecole de commerce des jeunes gens à Sierre (depuis 1927).

A côté de la reprise du Collège de Saint-Maurice en 1806, le second événement important de l'histoire abbatiale au XIXe siècle est l'élévation des Abbés à l'épiscopat avec le titre de Bethléem par le Pape Grégoire XVI en 1840. Depuis lors se sont succédé six Abbés-évêques.

L'Abbaye consacre une part croissante de son activité au ministère pastoral. Elle forme une Abbaye Nullius dioecesis dont Pie XI a défini le territoire par une bulle du 11 octobre 1933 ; sa superficie est d'environ 97 km2 et il compte six paroisses groupées en un seul décanat. D'autre part, dans le diocèse de Sion, l'Abbaye dessert plusieurs paroisses qui lui sont unies pleno jure, et d'autres par accord avec l'Evêché. En outre, les chanoines remplissent un abondant ministère dominical dans le diocèse de Sion et celui de Lausanne, Genève et Fribourg.

Mgr Bagnoud tenta un premier essai d'œuvre missionnaire en Algérie, de 1854 à 1857. Dès 1918, Mgr Joseph Mariétan se préoccupa de ranimer dans l'Abbaye une orientation missionnaire, qui se concrétisa d'abord, de 1930 à 1935, dans une participation au Collège de Bangalore, aux Indes, puis par la prise en charge, en 1937, de la Préfecture Apostolique de Kalimpong et du Sikkim, au Nord du Bengale, qui deviendra, en 1962, avec des territoires voisins, le diocèse de Darjeeling. Les chanoines de Saint-Maurice continuent d'y exercer leur ministère dans une collaboration étroite avec l'évêque autochtone.

Ces diverses activités pédagogiques, pastorales et missionnaires s'accompagnent de rayonnement intellectuel, musical et artistique. Tout cela gravite autour de la célébration de la liturgie qui continue dans le temps présent cette liturgie solennelle qui fut donnée comme sa première tâche à l'Abbaye lors de sa fondation en 515.

Un nouvel éboulement de la montagne voisine, en mars 1942, ayant détruit une partie de l'abbatiale et de la tour romane, l'église a été restaurée et agrandie, ainsi que la tour majestueuse du XIe siècle, sous la prélature de Mgr Louis Haller et la direction des Monuments historiques. Le 26 mai 1949, le Nonce Apostolique, Mgr Filippo Bernardini, a procédé à une nouvelle consécration de l'édifice et, pour la première fois, a célébré l'eucharistie à un autel face au peuple. L'église, qui avait déjà reçu de Grégoire XVI, en 1840, les honneurs de cathédrale, a été déclarée basilique par bref de Pie XII du 30 novembre 1948.

Léon Dupont Lachenal

 

Bibliographie

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II. La Congrégation des Chanoines réguliers de Saint-Maurice d'Agaune


 

 

Origines

L'Abbaye de Saint-Maurice d'Agaune (voir l'article consacré à celle-ci dans le numéro précédent), fondée en 515 par le roi burgonde saint Sigismond auprès d'une basilique préexistante, fut d'abord un monastère de moines. A l'époque carolingienne, au IXe siècle, les moines furent remplacés par des clercs ou chanoines qui vivaient probablement selon la Règle fixée en 817 par le Concile d'Aix-la-Chapelle ; cette Règle était inspirée des règlements édictés par saint Chrodegang, évêque de Metz de 742 à 766, pour le Chapitre de sa cathédrale.

La mainmise des princes laïcs sur l'Abbaye de Saint-Maurice, à partir de 856, restreignit la vie de la communauté, qui continua cependant de subsister sous la direction de prévôts ou de prieurs. A l'instigation de saint Hugues, évêque de Grenoble, le comte de Savoie Amédée III renonce à la domination de sa famille sur l'Abbaye, par acte du 30 mars 1128, ce qui permet la réforme canoniale de celle-ci formellement approuvée par le Pape Honorius II. Dès lors, l'Abbaye forme une communauté de chanoines réguliers suivant la Règle de saint Augustin que les nouvelles recrues s'engagent à observer. Néanmoins, pendant une vingtaine d'années, subsistent côte à côte chanoines séculiers et chanoines réguliers ; quand ces derniers furent suffisamment nombreux, le titre d'Abbé fut rétabli, en 1147. L'Abbaye connaît dès lors une période de vitalité religieuse qui se prolonge durant un siècle et demi.

 

Rayonnement et première Congrégation

Pendant cette période, l'Abbaye de Saint-Maurice contribue à l'établissement ou à la stabilisation d'autres monastères de chanoines réguliers, surtout l'Abbaye de Sainte-Marie d'Abondance en Chablais et celle de Sainte-Marie de Sixt en Faucigny ; ce double vocable marial témoigne de la dévotion que les Chanoines Réguliers portaient à la Vierge Marie. L'Abbaye d'Abondance constituée autour de 1100 avec l'agrément de l'Abbaye de Saint-Maurice et sur son territoire, avait obtenu de celle-ci, par acte du 2 mai 1108, son autonomie avec la propriété de son église et la possession de toute la vallée. La nouvelle communauté fut d'abord dirigée par des prieurs, puis, dès 1144, par des Abbés. Le premier de ceux-ci, Rodolphe de Voserier, crée des filiales à Sixt et à Entremont, qui sont aussi, au début, des prieurés, mais ceux-ci sont très vite érigés en abbayes. Le premier Abbé de Sixt fut le Bienheureux Ponce († 1178), qui, selon des traditions attestées à Sixt et à Saint-Maurice au XVIIe siècle, aurait été d'abord chanoine régulier à Saint-Maurice avant d'aller à Abondance, puis à Sixt.

Rodolphe de Voserier passa en 1153 de l'Abbaye d'Abondance à celle de Saint-Maurice, qu'il gouverna jusqu'à sa mort en 1169. Par convention du 27 janvier 1156, l'Abbaye de Saint-Maurice conclut avec le groupe des monastères d'Abondance, Sixt et Entremont, tous situés dans le comté de Savoie et le diocèse de Genève, des liens étroits qui constituent une alliance ou congrégation. Les rapports de fraternité entre Saint-Maurice et Sixt en particulier, furent encore précisés par des actes de 1161.

En 1279, l'Abbaye d'Entremont, où des abus s'étaient glissés, fut détachée de la Congrégation d'Abondance et Saint-Maurice, pour être soumise à l'Ordre canonial de Saint-Ruf de Valence sur le Rhône. Le fléau de la commende pesa dès 1433 sur l'Abbaye d'Abondance ; plus tard, en 1615, saint François de Sales y remplaça les chanoines réguliers par les cisterciens réformés de Feuillant (Haute-Garonne). Quant à l'Abbaye de Sixt, elle fut, selon le jugement de l'historien savoyard Jean-François Gonthier, de tous les monastères canoniaux de Savoie, celui qui « conserva le mieux l'esprit de sa règle, et c'est pour cela sans doute que, seul, il eut l'honneur de subsister jusqu'à la Révolution française ». En 1640, les Abbayes de Saint-Maurice et de Sixt renouvelleront leurs liens de confraternité.

Il faut aussi souligner les liens particuliers qu'entretinrent le long des siècles l'Abbaye de Saint-Maurice et la Prévôté du Grand-Saint-Bernard. L'Hospice fondé vers le milieu du XIe siècle sur le col même du Mont-Joux par saint Bernard, eut pour origine l'hospice-monastère de Saint-Pierre, au pied du passage alpestre, et dont le nom subsiste dans la localité de Bourg-Saint-Pierre. Il est vraisemblable que l'Abbaye d'Agaune ne fut pas étrangère à la fondation de cet hospice de Saint-Pierre, et que l'Abbé Vultgaire qui gouverna celui-ci vers la fin du VIIIe siècle s'identifie avec le grand Vultchaire ou Vulcaire qui détenait en même temps l'Abbaye de Saint-Maurice et l'Evêché de Sion. En de nombreux endroits, l'Abbaye de Saint-Maurice et la Prévôté du Saint-Bernard, héritière du monastère de Saint-Pierre, ont eu des biens juxtaposés ou remplirent des fonctions complémentaires — spirituelles ou temporelles —, qui procédaient probablement d'un partage, signe d'une communauté originelle. Gonthier, Abbé de Saint-Maurice, intervient en 1199 auprès de l'évêque de Sion en faveur de la Prévôté du Saint-Bernard à laquelle le prélat contestait ses paroisses. En 1212, Innocent III charge l'archevêque de Tarentaise, l'évêque de Genève et l'Abbé d'Agaune de procéder à des réformes dans la communauté bernardine. L'évêque de Sion et le Prévôt conviennent, en 1334, de s'en remettre, en cas de divergences, à l'arbitrage de l'Abbé d'Agaune et du doyen du Chapitre cathédral de Valère (Sion). Une bulle du Pape de Pise Jean XXIII, de 1414, recommande le monastère de Mont-Joux à la protection des Abbés de Saint-Antoine en Viennois, de Saint-Ruf près de Valence (France) et de Saint-Maurice d'Agaune.

L'Abbaye de Saint-Maurice fonda, d'autre part, des prieurés ruraux, soit pour l'administration de ses domaines temporels, soit pour l'assistance spirituelle des populations. On peut citer ainsi le prieuré Saint-Maurice d'Aigle (Vaud) — que l'Abbaye bénédictine d'Ainay (Lyon) disputa longtemps au monastère d'Agaune — et le prieuré Sainte-Madeleine de Vétroz (Valais), auxquels il faut ajouter le prieuré Saint-Maurice d'Illiez, qui appartint jusqu'en 1607 à l'Abbaye d'Abondance. En France, l'Abbaye mauricienne posséda aussi le prieuré de Saint-Jean à Semur-en-Auxois (Côte d'Or) ; situé jadis dans le diocèse d'Autun, aujourd'hui dans celui de Dijon, l'ancien prieuré canonial de Semur demeura dans la dépendance de Saint-Maurice jusqu'au XVIIe siècle ; il fut ensuite rattaché à la Congrégation des Chanoines Réguliers de France, dont le centre était l'Abbaye Sainte-Geneviève de Paris. Louis IX, roi de France, eut des relations étroites avec l'Abbaye de Saint-Maurice, à laquelle il fit don, en 1262, en échange de reliques des Martyrs Thébains, d'une Epine de la Couronne du Christ. Le saint roi fonda l'année suivante, en 1263, à Senlis (Oise), un prieuré dédié à saint Maurice, qu'il plaça sous l'autorité de l'Abbaye d'Agaune. Comme Semur, Senlis finira plus tard chez les Génovéfains. En 1410 encore, sur les conseils du Prévôt du Saint-Bernard Hugues d'Arces, le comte de Savoie Amédée VIII, futur duc, fonda à Ripaille, près de Thonon, un prieuré sous l'invocation de Notre-Dame et de saint Maurice : les chanoines de Ripaille observeraient les statuts de l'Abbaye d'Agaune, dont l'Abbé contrôlerait l'observance, en approuvant les prieurs nommés alternativement par le Chapitre prioral ou par le prince. Appelé par le faux Concile de Bâle à la dignité pontificale sous le nom de Félix V, le fondateur de Ripaille adresse en 1445 une bulle aux chanoines du Saint-Bernard et de Saint-Maurice, aux moines d'Hautecombe et aux chanoines de Ripaille pour leur donner le droit de s'opposer à toute nomination de prélats commendataires, mais rien n'arrête le système de la commende qui pèse déjà sur la Prévôté du Saint-Bernard depuis 1437, comme sur l'Abbaye d'Abondance depuis 1433. Quant à Ripaille, l'occupation du Chablais par Berne, en 1536, mit fin à l'existence de ce prieuré.

 

Collégiale

Lors de la fondation de Ripaille, l'Abbaye de Saint-Maurice avait déjà beaucoup évolué depuis la réforme canoniale de 1128. Des ordonnances capitulaires, sous le règne de l'Abbé Jacques d'Ayent (1292-1313), avaient orienté le vieux monastère vers le statut de Collégiale. La charge de prieur disparut vers le milieu du XIVe siècle. Les ressources du monastère furent peu à peu réparties en fonds distincts, qui constituèrent, outre la mense de l'Abbé, des prébendes particulières attachées aux fonctions du sacriste, du chantre, du marguillier et de l'aumônier, et la vie commune disparut. Si les noms de Monastère et d'Abbaye continuèrent d'être employés, le terme de Collégiale apparaît aussi. Les conditions politiques s'ajoutant à l'effritement de l'ancienne congrégation, l'Abbaye risquait de se trouver isolée et réduite à sa seule existence, sans avenir assuré.

Un éboulement de la montagne, en 1611, écrasa l'abbatiale qui dut être entièrement reconstruite. L'œuvre avança lentement et pour assurer les moyens indispensables, les chanoines reprirent la vie commune, d'abord à titre provisoire, mais, sous l'influence des Nonces, ce rétablissement deviendra définitif.

 

Renouveau canonial

Le Nonce Alessandro Scappi, qui consacra la nouvelle église en 1627, s'employait à travers toute la Suisse à ranimer la vitalité religieuse, et ses successeurs poursuivirent la tâche.

Justement soucieuse d'éviter l'isolement et d'affermir sa vie spirituelle, l'Abbaye s'efforçait de maintenir d'anciens liens ou d'en créer de nouveaux avec d'autres Eglises que l'histoire, une relative proximité ou une similitude de vie désignait pour ces rapprochements. Un Rituel de 1615, traitant du respect dû au maître-autel de l'église abbatiale, prescrit que seuls peuvent y célébrer les cardinaux, les évêques, les abbés de monastères amis et tous ceux qui appartiennent à l'Ordre de Saint-Augustin, particulièrement les chanoines de Vienne (France), d'Aoste, de Soleure, d'Abondance et de Sion. Une prescription liturgique relevée en 1650 nous apprend que l'Abbaye célébrait chaque année, le 11 février, une commémoraison des «frères»: les chanoines de Belley (Ain), Châlons-sur-Marne, Saint-Laurent d'Oulx (Piémont), Tarentaise, Semur, Senlis, Abondance, auxquels s'ajoutaient les bénédictins de Saint-Bénigne de Fructuaire près de Turin. Ces textes reflètent une tradition qui s'était développée le long des siècles.

En 1597, l'Abbé Ulrich III d'Einsiedeln, renouvelant d'anciens liens, adresse à l'Abbaye de Saint-Maurice un message de « communion et participation aux mérites ». L'Abbé d'Agaune Joseph I Tobie Franc envoie en 1678 un diplôme de confraternité à Einsiedeln, dont l'Abbé Augustin de Reding répond par un acte semblable l'année suivante.

Le retour à la régularité fut surtout l'œuvre de l'Abbé Pierre IV Maurice Odet (1640-1657). Il supprima les prébendes, restaura la charge priorale, rétablit une pleine vie communautaire ; il fut aidé dans cette tâche par les Nonces, qui lui accordèrent leur confiance et le chargèrent de diverses missions. Il chercha aussi à renouer des liens avec d'autres familles canoniales, notamment l'Abbaye de Sixt avec laquelle la vieille confraternité fut raffermie en 1640, et avec la Congrégation lorraine des Chanoines Réguliers de Notre-Sauveur, fondée par saint Pierre Fourier († 1640), dont plusieurs membres vinrent renforcer la communauté abbatiale. Toutefois, la réforme se heurtait à des oppositions, qui assombrirent la dernière année du gouvernement de l'Abbé Odet et tout le règne de son successeur l'Abbé Jean VI Jodoc de Quartéry (1657-1669). L'Abbé Joseph I Tobie Franc (1669-1686) crut pouvoir assurer définitivement le renouveau canonial de l'Abbaye en concluant en 1672 une union avec la Congrégation de Notre-Sauveur : cette union devait être complète au point que l'Abbaye deviendrait la maison généralice de toute la Congrégation et que le Supérieur général de celle-ci serait ipso facto Abbé de Saint-Maurice. Mais les esprits n'étaient pas préparés à une union si étroite qu'elle était plus une fusion qu'une association. La pression des pouvoirs publics qui n'étaient pas disposés à cette internationalisation de l'Abbaye de Saint-Maurice et le mécontentement de la Nonciature de Lucerne qui n'avait pas été appelée à participer aux négociations qui avaient conduit à l'acte d'union, mirent fin à celle-ci en 1676. C'est après cet échec que l'Abbé Franc renouvela, en 1678, l'ancienne confraternité avec Einsiedeln.

Profitant de son séjour à Rome où il reçut la Bénédiction abbatiale, l'Abbé François I De Fago conclut avec Dom Callisto Magnoni, Abbé général des Chanoines Réguliers de Latran, un pacte de fraternité, signé à Santa Maria della Pace le 17 septembre 1716. Tout en conservant son indépendance, l'Abbaye d'Agaune participait désormais aux privilèges et mérites de la Congrégation de Latran, pour laquelle elle s'engageait à célébrer chaque année une Messe solennelle. Par lettre datée de Saint-Frigdien de Lucques, en Toscane, le 11 mai 1735, l'Abbé général de Latran Dom Angelo Maria Bargotti confirmera le pacte de 1716, qui resserrait les liens entre l'Abbaye d'Agaune et l'Ordre canonial.

Sur mandat du Nonce Domenico Passionei, le pieux et célèbre Louis Boniface, coadjuteur du prévôt du Grand-Saint-Bernard et futur prévôt lui-même, fit en 1721 une visite approfondie de l'Abbaye d'Agaune, dont, l'année suivante, Passionei établit la vie religieuse sur de solides Constitutions, qui demeureront en vigueur jusqu'à la Révolution helvétique de 1798. A plusieurs reprises, notamment en 1732, 1737 et 1747, il fut question d'une union entre la Prévôté du Saint-Bernard et l'Abbaye de Saint-Maurice ; les deux Communautés s'y montraient favorables, la Nonciature de Lucerne approuvait ces orientations, mais, chaque fois, la Cour de Turin, qui conservait une sorte de patronat sur la Prévôté, fit obstacle.

 

Epoque contemporaine

La Révolution qui, à partir de 1798, bouleversa l'organisation du Valais et de la Suisse, atteignit aussi les institutions ecclésiastiques, supprimant les unes, ébranlant les autres. Dès 1801 revient le vieux projet d'union de l'Abbaye de Saint-Maurice et de la Prévôté du Grand-Saint-Bernard dont Napoléon appréciait le rôle au passage des Alpes. Aussi, durant la période où le Valais fut incorporé à l'Empire français sous le nom de Département du Simplon (1810-1814), la volonté impériale décréta cette union. L'Abbé Etienne I Germain Pierraz fut considéré comme démissionnaire et le Prévôt Pierre Joseph Rausis prit possession de l'Abbaye, en accord avec l'Abbé qui lui délégua ses pouvoirs. C'est ainsi qu'en 1812 Rausis s'intitule : « Prévôt de la Congrégation des Chanoines Réguliers hospitaliers du Grand-Saint-Bernard, d'Agaune et du Simplon ». En cette même année, le gouvernement impérial, par son ministre des cultes, imposait à la Congrégation ses constitutions. Néanmoins, cet arrangement sauva l'existence de l'Abbaye. A la chute de Napoléon, les deux Communautés reprirent leur indépendance.

Les chanoines de Saint-Maurice s'empressèrent, sous la direction de l'Abbé Pierraz, de reviser leurs Constitutions pour tenir compte de l'évolution historique et, le 3 août 1814, ils les soumirent à l'approbation du Saint-Siège. L'Abbaye comptait alors 16 religieux, qui apposèrent leur signature. Pie VII ratifia le 14 avril 1820 ces Constitutions, auxquelles la signature des membres de l'Abbaye conférait une adhésion unanime qui ne s'est pas retrouvée plus tard.

Le milieu du XIXe siècle fut à nouveau marqué en Suisse et en Valais par des conflits politiques et militaires, qui n'épargnèrent pas l'Eglise. Des projets d'union entre les Maisons du Saint-Bernard et de Saint-Maurice réapparaissent plusieurs fois, notamment en 1840, 1848, 1857, sans parvenir à réalisation. Mais si les deux Communautés sont demeurées indépendantes, elles se considèrent néanmoins comme « deux Maisons-sœurs » et gardent entre elles des relations fraternelles, se rendant de mutuels services.

A Saint-Maurice, Mgr Etienne II Bagnoud, atteint par l'échec d'une entreprise missionnaire en Algérie, généreuse mais insuffisamment préparée, et par les critiques suscitées par ses relations extérieures, présenta sa démission en 1858 ; la Nonciature, qui n'était plus gérée que par des chargés d'affaires, fit surseoir à l'élection de son successeur, mesure à laquelle ne furent pas étrangères certaines influences extérieures à l'Abbaye. Un nouveau chargé d'affaires, Mgr Gianbattista Agnozzi, nommé en 1868, s'appliqua à résoudre les difficultés : de nouvelles Constitutions furent approuvées par Pie IX dans une audience du 18 septembre 1870 et Mgr Bagnoud fut réélu par le Chapitre à l'unanimité. Il semble cependant que ces Constitutions furent élarborées hâtivement, sous la pression des graves événements extérieurs : guerre franco-allemande, suspension du Concile Vatican I, conflit entre l'Italie et le Saint-Siège (prise de Rome le 20 septembre 1870) et ne recueillirent pas l'adhésion de tous, si bien que pour les imprimer en 1888, il fallut en redemander copie à Rome, le texte n'ayant pas été conservé à Saint-Maurice.

Durant les dernières décennies du XIXe siècle et les premières du XXe, l'Abbaye d'Agaune connut un développement considérable, particulièrement sous le gouvernement des Abbés-évêques Joseph IV Paccolat (1888-1909) et Joseph VI Mariétan (1914-1931) : le premier donna à la Communauté des années de paix et de régularité, le second lui imprima un nouvel essor par la prise en charge de nouveaux instituts d'instruction, la participation à l'œuvre des Missions et un renouveau liturgique. Dom Adrien Gréa (1828-1917), le restaurateur des Chanoines Réguliers en France et le fondateur de la Congrégation canoniale de l'Immaculée-Conception, honorait de son estime et de son amitié l'Abbaye de Saint-Maurice et songea même à s'y retirer.

La promulgation en 1917 du Code de Droit Canon entraînait pour les Ordres religieux la revision de leurs Constitutions. Cette revision se fit, pour Saint-Maurice, en 1932, mais les circonstances ne permirent pas de les présenter à une discussion authentique de la communauté.

Les Constitutions de 1820 et de 1870 faisaient mention de la Congrégation de Latran, en raison du pacte de confraternité conclu en 1716 et confirmé en 1735. Cette mention fut supprimée dans les Constitutions de 1932. On remarquera aussi que dans tous les documents émanant d'elle, l'Abbaye de Saint-Maurice se présente comme Abbatia Sancti Mauritii Agaunensis, sans recourir à l'expression Congregatio. Toutefois, dès la fin du XIXe siècle, apparaît dans le style de la Curie la formule Congregatio Helvetica a S. Mauritio Agaunen., pour désigner l'ensemble des Chanoines Réguliers de Saint-Maurice, qu'ils soient à l'Abbaye même ou dans ses dépendances : paroisses, collèges, missions. Ainsi les deux formules Abbatia et Congregatio ont-elles leur sens propre, l'Abbaye étant surtout le monastère d'Agaune avec son territoire nullius dioecesis et son histoire une fois et demie millénaire, la Congrégation embrassant plutôt l'ensemble des membres — personnes et institutions — dans leur complexité présente.

Comme dans toutes les familles religieuses, à la suite du Concile Vatican Il et dans la perspective d'un nouveau Code de Droit Canon, de nouvelles Constitutions sont actuellement à l'étude : elles devront déterminer, mieux que par le passé, les divers pouvoirs et devoirs de l'Abbé et des officiers, les relations entre l'Abbaye elle-même et ses dépendances — paroisses, collèges, missions —, le rôle du Conseil de l'Abbé, du Chapitre de l'Abbaye proprement dite et du Chapitre général de toute la Congrégation ; c'est dans l'équilibre de tous ces éléments que la vie religieuse d'aujourd'hui trouvera le cadre et le mode nécessaires à son épanouissement.

Lors de la création de la Confédération des Chanoines Réguliers de saint Augustin par Lettres apostoliques de Jean XXIII, le 4 mai 1959, l'Abbaye de Saint-Maurice fut l'une de ses composantes, sous le titre de Congrégation helvétique de Saint-Maurice ; avec les Congrégations de Latran, d'Autriche et du Grand-Saint-Bernard, elle est l'une des quatre Congrégations fondatrices de la nouvelle Fédération. En même temps, le Pape Jean XXIII désignait Mgr Louis Séverin Haller, Abbé de Saint-Maurice et Evêque de Bethléem, comme premier Abbé Primat de la Confédération canoniale pour une durée de six ans. En 1965, le Saint-Siège prolongea ce mandat jusqu'à l'approbation des Statuts de la Fédération, dont l'achèvement avait été renvoyé après la conclusion du Concile Vatican II (1962-1965). Ces Statuts ayant reçu l'approbation du Saint-Siège le 19 mars 1968, pour une période d'expérimentation de sept ans, Mgr Haller put transmettre la charge primatiale à un successeur. Celui-ci fut élu, conformément aux nouveaux Statuts, par le Conseil Primatial réuni à Saint-Maurice le 9 décembre 1968, en la personne de Mgr Gebhard Ferdinand Koberger, Prévôt de Klostemeuburg et Abbé général de la Congrégation autrichienne, qui devint ainsi le deuxième Abbé Primat de la Confédération canoniale.

Celle-ci compte aujourd'hui six Congrégations. Outre les quatre premières, en effet, la Congrégation de Windesheim et la Congrégation de l'Immaculée-Conception lui ont été agrégées en 1961. La Congrégation de Windesheim, fondée à la fin du XIVe siècle, connut dans les Pays-Bas et en Allemagne un très grand développement, mais les agitations politiques du XVIIIe siècle lui portèrent un coup fatal et elle disparut au XIXe. Restaurée par la Confédération canoniale, la nouvelle Congrégation a ajouté en 1972 au nom de Windesheim celui de Saint-Victor en mémoire de l'illustre Congrégation française née au début de XIIe siècle autour de l'Abbaye parisienne de Saint-Victor et qui eut elle aussi un rayonnement très étendu ; mais elle fut supprimée à la fin du XVIIIe siècle par la Révolution. L'Abbé Primat a confié la mission de s'inspirer de son esprit à un groupe de Chanoines Réguliers venus de l'Abbaye de Saint-Maurice et établis dans l'ancien prieuré de Saint-Pierre à Champagne-sur-Rhône (Ardèche). Réunissant ainsi les souvenirs des deux anciennes Congrégations, la jeune Congrégation de Windesheim et Saint-Victor se propose de faire revivre leur double tradition qui occupa une grande place dans l'histoire de l'Ordre canonial. Quant aux Chanoines Réguliers de l'Immaculée-Conception, ils doivent leur origine à Dom Adrien Gréa et tendent à réaliser ses enseignements et ses espoirs en les conformant aux conditions actuelles, car l'originalité de l'Ordre canonial et ses formes de vie paraissent parfaitement adaptées au ministère sacerdotal dans le monde d'aujourd'hui.

C'est pour assurer la mémoire de saint Maurice et de ses Compagnons que le monastère d'Agaune fut fondé, et c'est pour mieux remplir cette mission que ledit monastère s'est placé dans la lignée spirituelle de saint Augustin en adoptant ses directives et en suivant son exemple. Ainsi la vocation de l'Abbaye de Saint-Maurice est d'unir ces deux traditions, l'une venant des Martyrs qui ont fécondé sa terre, l'autre venant du Docteur d'Hippone qui lui fournit la forme de sa vie.

Léon Dupont Lachenal

 

Bibliographie

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